Déclaration des 66 Anarchistes au Tribunal de Lyon le 19 janvier 1883

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Le 8 janvier 1883, à Lyon, débute le procès dit "des 66". Il est reproché aux accusés « d’avoir (...) été affiliés ou fait acte d’affiliation à une société internationale, ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique. »

Et c’est le 19 janvier que les prévenus liront devant le Tribunal correctionnel de Lyon la déclaration suivante, devenue aujourd’hui texte primordial de référence :

Dans le cadre de l’Almanach de Myrelingue, il est important de connaître cette déclaration faite le 19 janvier 1883, devenue texte de référence, des 66 Anarchistes qui ont été condamnés à Lyon pour leurs idées.

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REPÈRES
Au jour le jour, quelques points de repères historiques ne sont pas inutiles, surtout quand on ne les trouvent pas dans nos manuels d’histoire. Des évènements souvent méconnus, lointains ou plus récents, des révoltes, des alternatives sociales qui ont eu lieu à Lyon et aux alentours... formeront à cha peu [1] l’Almanach de Myrelingue (c’est le surnom de Lyon qui veut dire mille langues ; c’était en effet une babylone à la Renaissance). Nous y trouverons aussi d’autres évènements occultés dans l’histoire officielle, comme certains désastres de la colonisation, ainsi que d’autres luttes ...


C’est ainsi que le 8 janvier 1883, à Lyon, débute le procès dit "des 66". Il est reproché aux accusés « d’avoir (...) été affiliés ou fait acte d’affiliation à une société internationale, ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion, et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique. »

Et c’est le 19 janvier que les prévenus liront devant le Tribunal correctionnel de Lyon la déclaration suivante, devenue aujourd’hui texte primordial de référence :

« Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :
les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.

Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions peut-être - car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas - nous sommes quelques millers de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !

Nous voulons la liberté, c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît, et ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.

Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.

C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres !
Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l’Internationale, à l’usage des oppositions gênantes.

Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même ; il est dans le principe d’autorité.

La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée ; tel est notre idéal.

Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer du gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu.

Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui nous embastille, c’est celui qui nous affame ; ce n’est pas celui qui nous prend au collet, c’est celui qui nous prend au ventre.

Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.

Nous croyons nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse accaparer une part au détriment du reste.

Nous voulons, en un mot, l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est point de prescription qui puisse prévaloir contre les revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.

Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice. »

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Pierre Kropotkine

L’accusation avait classé les prévenus en deux catégories. La première comptait les 28 prévenus suivants : Chavrier, Jean Antoine Coindre, Joseph Damians, François et Louis Dejoux, Desgranges, Nicoles Didelin, Dupoisat (ou Dupoizat), Fabre, Fages (ou Farges), Régis Faure, Gaudenzi, Genet, Genoud, Giraudon (ou Girodon), Gleizal (ou Garnier-Gleizal), Hugonard (ou Hugonnar), Huser, Landau (ou Landeau), César Mathon, Michaud, Jules Morel, Pautet (ou Pautel), Peillon, Péjot, Joseph et Hyacinthe Trenta Hyacinthe et Tressaud. Cette catégorie était accusée « d’avoir, depuis moins de trois ans, à Lyon ou sur toute autre partie du territoire français, été affiliée ou fait acte d’affiliation à une association internationale ayant pour but de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la patrie, de la religion et d’avoir ainsi commis un attentat contre la paix publique ».

Les 38 prévenus de la seconde catégorie étaient : Baguet dit Bayet, Bardoux (ou Bardou, Berlioz-Arthaud), Joseph Bernard, Blonde, Félicien Bonnet, A. Bonthoux, Toussaint Bordat, Boriasse, Jean-Marie Bourdon, Bruyère, Champalle (ou Champal), Chazy, Cottaz, Courtois, Claude Crestin, Antoine Cyvoct, Dard, Ebersold, Etienne Faure Cou-Tordu, Georges Garraud dit Valadier, Emile Gautier (ou Gauthier), Joly, Kropotkine, Liégeon, Pierre Martin, Maurin, Pinoy, Renaud, Ribeyre, Jean Ricard, Sala, Sanlaville, Sourisseau (ou Sourrisseau), Thomas, Viallet, Charles Voisin, Zuida. À la seconde catégorie était imputé « d’avoir, dans les mêmes circonstances de temps et de lieu, accepté des fonctions de cette association ou d’avoir sciemment concouru à son développement, soit en recevant ou en provoquant à son profit des souscriptions, soit en lui procurant des adhésions collectives ou individuelles, soit enfin en propageant ses doctrines, ses statuts ou ses circulaires » [2].

De très dures condamnations seront prononcées contre les inculpés : de 4 à 5 ans de prison pour les "meneurs", tel Pierre Kropotkine, Émile Gautier, Joseph Bernard, Pierre Martin [3], Toussaint Bordat [4]... et de six mois à trois ans pour 39 autres de leurs compagnons.

Notes

[1« à cha peu » expression lyonnaise : petit à petit

[2(d’après la Gazette des Tribunaux, 10 janvier 1883)

[3Pierre Martin dit « Le bossu » : militant anarchiste, antimilitariste et pacifiste. Il naît le 16 août 1856 à Vienne (Isère), et travaille dès l’âge de 6 ans dans l’industrie textile. En 1879, il prend part à une très dure grève de 5 mois, et dès lors devient un militant important du mouvement anarchiste. Orateur de talent, intelligent et généreux, il suscite l’enthousiasme des ouvriers. En 1880, à Vevey, il prend part à une réunion de la « Fédération jurassienne » et participe l’année suivante au congrès de Londres. Mais après l’agitation sociale des mineurs de Monceau-les-Mines et l’attentat de la place Bellecour à Lyon, en octobre 1882, il est arrêté avec de nombreux autres compagnons, dont Kropotkine. Au total ce sont 66 militants anarchistes qui comparaissent le 8 janvier 1883, devant le tribunal de Lyon. Ils sont accusés d’avoir fait acte d’affiliation à l’Internationale (alors interdite en France).Condamné à 4 ans de prison, Pierre Martin est interné à la centrale de Clairvaux. Libéré en janvier 1886, il reprend ses activités militantes.

Arrêté de nouveau avec 18 autres anarchistes (hommes et femmes) après les émeutes du 1er mai 1890, à Vienne, il est condamné à 5 ans de prison qui seront réduites en appel à 3 ans, mais qui altèrent gravement sa santé. Libéré en août 1893, il se fixe un temps à Romans où il milite avec sa compagne Fanny Chaumaret (anarchiste comme lui) dans les groupes de la Drôme. En 1894, après le vote des « lois scélérates », il est une nouvelle fois arrêté comme anarchiste mais finalement libéré après 3 mois de prison. Interdit de séjour dans la Drôme, il devient photographe ambulant. En 1906, il est encore inquiété par la justice après avoir signé une affiche antimilitariste ; en 1910, durant la grève des chemins-de-fer ; en 1912, pour incitation à la désobéissance, etc. A Paris, où il se fixe, il devient administrateur du « Libertaire ». Inscrit au « Carnet B », il s’oppose durant la guerre à « l’union sacré » et au « Manifeste des 16 », participant aux côtés de Sébastien Faure et de Louis Lecoin à l’action pacifiste, et ce jusqu’à sa mort survenue le 6 août 1916 au siège du « Libertaire » à Paris.

[4Toussaint Bordat : Voir article de Rebellyon : Toussaint Bordat : un acharné contre l’autorité condamné le 18 juin 1882 Militant anarchiste lyonnais né le 11 juillet 1854 à Chassenard (Allier).
Engagé à 16 ans, il participe aux combats de l’armée de la Loire en 1870. Il se fixe ensuite à Lyon et y devient canut (ouvrier tisseur) de la Croix-Rousse. Son engagement politique se situe alors au sein du « Parti ouvrier socialiste » dont il est une figure marquante. Mais, en désaccord avec la ligne guesdiste (marxiste et électoraliste), il crée en 1881, le « Parti d’action révolutionnaire », qui se rallie à l’anarchisme.
Le 18 juin 1882, lors d’une manifestation en souvenir de la sanglante répression des mineurs de la Ricamarie, il est condamné suite aux violences qui s’y déroulent à un mois de prison. En 1882, il collabore au journal anarchiste lyonnais « Le Droit social » puis à « L’Etendard révolutionnaire » qui lui succède. Partisan de l’action directe, il justifie, par l’écrit et la parole, les actions de la « Bande noire » de Montceau-les-Mines contre les édifices religieux. Le 14 octobre 1882, il est arrêté et inculpé avec d’autres militants de « reconstitution d’une internationale révolutionnaire ». Le procès monstre dit des « 66 » se déroule début 1883. Bordat fut condamné à cinq ans de prison, une forte amende de 2000 francs, dix ans de surveillance et quatre ans de privation de droits civils ; ce jugement fut confirmé par arrêt de la cour d’appel de Lyon le 13 mars 1883. Interné à Clairvaux, Bordat fut libéré en janvier 1886, pour reprendre ses activités révolutionnaires qui lui valent à nouveau quelques mois de prison et une interdiction de séjour. Il se fixe alors à Vienne puis à Narbonne où il organise, en 1897, les conférences de Sébastien Faure.

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