Sommaire • pages 2 et 7, France sans papiers : Summum jus summa injuria • pages 3-4, France : Confinement ? Non merci ! • page 5, Paris : La vie en noir • page 6, Ville de paris : « Délégué » sans pouvoir (ou presque) • page 8 : Mali-France et sans-papiers maliens • page 8, Mali : Sauvons la Falémé !
Confinement ? Non merci !
(pp. 3-4)
AVANT
Pour comprendre ce qui nous a motivés, nous les sans-papiers de France, à faire des actions pendant le confinement, à manifester contre les interdictions gouvernementales pendant et après, il faut d’abord parler de la façon, du climat dans lequel le confinement s’est passé. Tout le monde sait en gros, bien sûr, comment, car fort a été l’impact sur nos vies à tous. Mais les gens obligés de rester cloîtrés chez eux, pendant deux longs mois, ont eu une vision des choses forcément différente de ceux sur le terrain. Différente du point de vue d’où pouvaient les voir, par exemple, les nombreux sans-papiers qui, sur le terrain, étaient en première ligne et de corvée, pour ainsi dire.
Pas ceux du bâtiment, dans une première phase du moins, où les chantiers étaient tout bonnement suspendus et les nombreux sans-papiers, travailleurs au noir, confinés chez eux (et sans chômage partiel, de plus, puisque sans-papiers), comme tant de travailleurs restés sans travail. C’est dans d’autres secteurs parmi ceux dits « essentiels » que ça a été différent. Par exemple, les livreurs, le secteur le mieux connu sans doute, par l’expérience directe de tout un chacun. Par exemple les auxiliaires de vie, les assistantes familiales des personnes âgées ou handicapées ; bref, tous ces boulots aux horaires lourds et aux gages légers, qu’évitent les Français. En fait, les deux secteurs qui viennent tout de suite à l’esprit sont ceux, sensibles, des éboueurs et encore plus de la santé.
Est-ce que ce fut là l’effet du grand nombre de « covidés », dans ce dernier secteur ? On ne saurait dire, mais grand fut le nombre d’« étrangers » (bonne blague présidentielle : il faut lire tout bêtement « sans-papiers ») qui furent du jour au lendemain appelés à y travailler aux échelons les plus bas (nettoyage, brancardiers, infirmières, etc.), en remplacement de ces travailleurs français « essentiels » mais absents, malades réels ou imaginaires.
Très vite, quantité de sans-papiers furent ainsi recrutés (histoire bien connue de contourner la loi) par le biais de soi-disant « sous-traitants » dans toutes sortes d’institutions publiques, et ce grand nombre s’accrut grandement, avant tout, dans le secteur mal portant de la santé. Tant et si bien que les médias se sont vite pris à parler, à qui mieux mieux, de « sauveurs de la France ». Tant et si bien que sur les réseaux sociaux les gens confinés chez soi ont été vite invités à se mettre, chaque soir à huit heures, aux balcons, aux fenêtres, à applaudir tous ensemble ces vaillants « héros » au nombre desquels figuraient tant d’« étrangers ». Tant et si bien que, cet « événement » prenant de vitesse le gouvernement, l’actuelle secrétaire d’État chargée de l’économie sociale et solidaire (à l’époque ministre déléguée chargée de la citoyenneté) s’est sentie dans l’obligation de jouer avec l’hystérie collective et de faire le geste d’octroyer la naturalisation des remplaçants immigrés du secteur santé et d’autres secteurs.
Quoi qu’il en fût, l’issue n’en fut pas à proprement parler heureuse, très peu furent les naturalisés. Puisque très peu étaient en fait les « travailleurs » et « travailleuses » immigrés (lisez : en situation de travail régulière) jouant effectivement le rôle « héroïque » de remplaçants santé. Puisque, voulue ou pas, il y avait là une grosse et fort grossière erreur : les immigrés remplaçant les Français étaient en fait en grandissime partie de bien réels sans-papiers travaillant « sous alias », ou autre combine bien connue.
C’est cette histoire-là qui nous a profondément choqués, d’une part, et indignés d’autre part. Voilà jusqu’où pouvait arriver l’hypocrisie coutumière de l’État envers nous les sans-papiers africains de France. Nouveaux « sauveurs et sauveuses » pour la forme et pour l’opinion publique, d’un côté. Affublés, de l’autre, d’un nom d’emprunt, d’un sobriquet officiel (présidentiel et gouvernemental) indigne de tout ancien, ou présent, Africain colonisé, jugé « étranger » à l’histoire de la France !
Fait à noter : cela au moment même où, avec le confinement, les régularisations des sans-papiers en France étaient suspendues (elles le furent pendant six mois) ; et alors même que, dans d’autres pays européens avec une histoire coloniale sans commune mesure avec celle de la France, comme le Portugal, l’Italie et l’Espagne, les régularisations continuaient (Italie), voire s’accéléraient en raison des services rendus pendant le Covid (Espagne et Portugal).
PENDANT
Pour protester contre l’intoxication gouvernementale et une telle injustice primaire criante ; poussés d’autre part par l’encouragement qui nous venait des réseaux sociaux et du discours lénifiant des médias disant que les « étrangers » – nous-mêmes ! – étions en première ligne dans la lutte contre le Covid ; et puis aussi parce que la pression croissait en nous et autour de nous, et pression génère explosion ; nous avons commencé à participer à des réunions en ligne et à y proposer des actions, selon notre règle, aux associations et syndicats, et, pour commencer, un grand rassemblement unitaire devant l’annexe du ministère de l’intérieur, Cours de Vincennes. Toutes les assocs, tous les syndicats, sauf Solidaires, ont refusé, parce qu’« illégal ».
Le 24 avril 2020, donc, on était sur place, vers 14 heures, juste une poignée de sans-papiers tout seuls. Mais grand, comme à l’ordinaire, énorme était le déploiement de la police. Quatre ou cinq personnes s’y trouvaient déjà, interpellées par les flics qui les verbalisaient. On a vite appelé les copains pour leur dire : ne venez pas, on va vous filer individuellement des amendes !
Quant à nous, on a filé à Nation, suivis de près par plusieurs cars de police, et on est descendus dans le métro. Les flics sont restés dans leurs cars. Et c’est donc là, depuis ces entrailles de Paris (le réseau du métro), qu’on a lu notre tract sur les réseaux sociaux et diffusé un clip. Ce clip, largement vu et repris dans les foyers d’immigrés, a donné le la au mouvement qui s’est développé depuis, et qui a conduit aux deux grandes manifs de sans-papiers du 30 mai et du 20 juin, en pleine interdiction de tout rassemblement.
Pour préparer ces manifs, dont l’idée prenait de l’ampleur chaque jour, nous avons fait plusieurs réunions aussi dans le cadre de la Marche des solidarités, et puis en ligne, en diffusant vidéos, discours et live en différentes langues. Et puis aussi des tracts dans les foyers.
Pour la manif du 30 mai, on avait prévu deux points de rassemblement. Le principal à la Madeleine, et un deuxième à Opéra, celui-ci en renfort et en secours de la Madeleine au cas où les camarades seraient attaqués par la police. La préfecture nous avait interdit de manifester au motif de la prohibition de toutes manifestations pour cause de Covid. Nous avions appuyé notre déclaration sur le motif que toutes les études démontraient que la contagion se transmet en milieu fermé, et non en plein air comme dans les rues ; et avons donc saisi en référé le tribunal administratif, mais sa décision a confirmé l’interdiction préfectorale. Ce qu’il faut remarquer ici est l’extravagance de procédure de ce jugement : le tribunal n’a même pas statué « à huis clos », mais, disons, « en chambre close » : refusant la simple présence de notre avocat à l’audience. Quelle audience, sans audition et sans auditeurs ? Pour l’occasion, le juge administratif a ainsi transformé son tribunal en une espèce de « tribunal de guerre » : contre les sans-papiers de France !
Malgré cette interdiction, malgré le filtrage policier aux sorties de métro et aux rues aboutissant à la place de la Madeleine ; malgré quatre cars, environ 200 personnes, emmenées (et verbalisées avant d’être relâchées) ; nous étions environ vingt-mille sans-papiers à braver la police. Celle-ci a dû faiblir sa pression sur nous pour accourir porte de Montreuil et bloquer plus de deux mille camarades partis se joindre à nous. Ça s’est ensuite concentré tout autour de notre point d’arrivée, place de la République, où on nous a laissés entrer pour nous encercler, nous y enfermer, et attaquer, matraques et lacrimos à la main, des milliers de manifestants pacifiques… Il y a eu des blessés, même graves, et de nombreuses personnes évanouies, ou se trouvant mal.
Mais nous avions montré que, mobilisés en masse, descendus dans la rue tous ensemble, serrés de pied ferme les uns à côté des autres, bravant pacifiquement la force armée des flics et leurs déchaînements de violence, on pouvait aussi reconquérir le droit de braver le gouvernement et ses interdictions en vigueur. Le signal était donné. Dans les jours et les semaines suivantes des milliers, des dizaines de milliers de personnes se levèrent semblablement dans les rues et les grandes places des principales villes de France.
Et enfin, pour le « deuxième acte » du « tous ensemble » des sans-papiers, nous voilà, à Paris, le 20 juin (juste deux jours avant la fin légale des interdictions), nous voilà partis de Nation direction Stalingrad. Nous étions encore bien plus nombreux qu’à la manif du 30 mai. Encore presque que des sans-papiers. Mais cette fois-ci il y avait, en soutien, non seulement des camarades de Solidaires, mais aussi quelques députés et élus locaux. Cette fois-ci la manif était autorisée malgré les interdictions toujours en vigueur. Décidément, nous avions assez montré aux autorités politiques et à l’État policier notre détermination à imposer notre droit de manifester quoi qu’il en fût, pour demander notre régularisation et la régularisation de tous les sans-papiers de France.
APRÈS
Jamais, auparavant, une manifestation de seuls sans-papiers n’avait eu un tel succès de masse et de visibilité ; un si grand nombre de participants. Jamais autant que pendant ces deux manifestations interdites. Pas même quand, dans le lointain 10 octobre 2009, au plus fort de l’occupation de Baudelique, une houle humaine de plus de 10 000 sans-papiers (ce qui ne s’était jamais vu) avaient surgi « de l’ombre » des clichés médiatiques pour continuer de s’enfler et déferler en masse à travers les rues de Paris, d’ouest en est, du nord au sud, et puis encore, d’est en ouest, s’épuisant à crier, à hurler à tue-tête, en chœur, leurs slogans d’égalité et de libération du joug, leur ras-le-bol, jusqu’à la rue de Grenelle, devant le siège du ministère d’alors : le « ministère de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire ». Excusez du peu !
L’imposante puissance de lutte, la solide détermination collective de ces deux manifestations hors norme avaient fait naître ou renaître nos espoirs les plus fous. Nous avons cru vraiment, la plupart, que la régularisation de tous les sans-papiers était alors sous la main, que l’heure H approchait, dans le climat social hors norme qui nous entourait. Il fallait être un bloc de granit, ne jamais lâcher, inébranlables dans notre volonté de lutte et dans nos revendications. Et puisqu’il le fallait (puisque les deux grandes manifestations n’avaient rien donné et que les préfectures continuaient, comme si de rien n’était, à refuser de reprendre les rendez-vous pour l’obtention des titres de séjour) ; puisqu’il le fallait, il fallait donc redescendre en masse dans les rues de la capitale, encore plus nombreux et plus tenaces et résistants ; et nous mobiliser partout, et davantage, et encore et encore ; et en même temps coaliser, arriver à mobiliser les associations et les syndicats autour de nous, pour qu’ils se joignent à nous dans une manif monstre, maintenant que le confinement et les interdictions légales (illégitimes) venaient d’arriver à leur terme.
Aussi, nous nous sommes consultés entre collectifs parisiens et collectifs d’autres villes, et, de concert avec les associations et les syndicats, avons continué sur notre lancée en annonçant une grande initiative unitaire. Pour marquer en même temps la progression dans l’action d’un seul et même projet de lutte, nous avons entrepris d’organiser un « troisième acte », les deux premiers étant les manifestations du 30 mai et du 20 juin. « Marche nationale des sans-papiers » a été le nom choisi ; et « régularisation de tous les sans-papiers, fermeture des CRA, logement pour toutes et tous », son objectif.
À l’appel des collectifs de sans-papiers, de la Marche des solidarités, et de plus de 200 organisations, associations et syndicats, six groupes de marcheurs (sans-papiers et soutiens) ont pris le départ, le 19 septembre 2020, d’autant de villes françaises (Marseille, Lille, Rennes, Grenoble, Montpellier, Strasbourg), en direction de Paris sous le logo « On marche vers l’Élysée ! », et ils ont, le samedi 17 octobre, gagné la capitale en convergeant vers République, où les attendait le départ de la grande manifestation.
Nous en avions fait l’annonce depuis deux mois par tous les moyens, et par exemple entre autres sur le blog de Mediapart ; et surtout en publiant partout (et l’envoyant même par la poste à son destinataire) une « lettre ouverte au président de la République », où non seulement notre initiative était annoncée, mais nos motivations, doléances et requêtes, exprimées ; et que nous terminions par ces mots non équivoques : « Nous serons à votre porte le 17 octobre, nous espérons qu’elle sera ouverte. »
En d’autres termes, nous voulions être traités, non comme des héros, non comme des bêtes, mais en êtres humains en face d’un autre être humain.
17 octobre, donc : en marche vers l’Élysée. Partis de République, on a compté, Gare de l’Est, certains, 60 000 participants, et d’autres davantage encore, et par milliers. Mais, à contrario, la préfecture : pas un traître mot. En dépit de sa méthode bien rodée d’abaisser le nombre des manifestants, casse-pieds et mécontents. On ne saura jamais, en fait, si la porte de l’Élysée nous attendait ouverte ou fermée.
À mi-chemin, ou peu après, place de la Trinité, impossible d’aller plus avant. Rues bloquées, envahies de tous côtés par les bandes armées de notre chère police républicaine. Mais on pouvait deviner quelque part, dans le lointain, avec un peu d’imagination ou de recul, une ombre inquiète ; et coite, et sombre et silencieuse en l’occurrence ; et méditant comment tirer vengeance et pendre aux gibets de justice tous ces faquins de mecs et de nanas descendus dans la rue lui réclamer leurs droits et lui rappeler d’être, pour une fois, digne de sa « responsabilité » de chef de l’État.
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