« Ma vie aujourd’hui, c’est d’abord un combat pour des valeurs que j’ai chevillées au corps. La première, c’est le travail. Car oui, je considère que le travail est une valeur. Parce que c’est la première source d’émancipation individuelle et parce que c’est le moyen le plus puissant de se libérer du déterminisme : c’est par le travail que l’on peut devenir celui ou celle que l’on a envie d’être » : c’est par ces mots qu’Emmanuel Macron commence l’inventaire de ses principales "valeurs" sur le site internet de son parti. À l’heure où le même homme place au cœur du débat politique la refonte du code du Travail par toute une série d’ordonnances autoritaires, prétendant ainsi "libérer le travail" et lui redonner sa pleine place au cœur de la société, c’est l’occasion de déconstruire et d’analyser les fondements idéologiques de cette fameuse "valeur Travail" si chère à notre président et si souvent brandie comme un étendard par ses prédécesseurs. Publié originellement dans le n°4 de la revue INTERNATIONALE UTOPISTE à l’automne 2013, l’article ci-dessous se propose d’amorcer cet exercice, le tout en revenant sur le développement de cette idéologie depuis sa naissance à la fin du Moyen-Age jusqu’à aujourd’hui et avec l’objectif avoué d’entrevoir ainsi sa possible disparition :
1re partie : Naissance de la "valeur travail"
Chaque système, qu’il soit politique ou économique, produit avec lui son idéologie. Il crée son propre imaginaire, son propre système de valeurs et de représentations destiné à justifier et à pérenniser son instauration, sans qu’il soit toujours très évident de discerner lequel, des changements de mentalités ou des conditions matérielles, a entraîné l’autre en premier. Ce sont comme de grandes vagues souterraines qui traversent les époques et les conditionnent, sans que la plupart des individus concernés n’en aient conscience. Le propre de l’idéologie, en effet, est de se nier en tant que telle. Ce sont toutes ces valeurs et ces représentations intégrées à l’état de réflexe en nous et auxquelles nous ne prenons même plus la peine de penser, convaincu-e-s de leur caractère en quelque sorte naturel, c’est-à-dire intemporel et indiscutable. Ce sont tous ces schémas de pensées et toutes ces pseudo-évidences qui déterminent notre façon de voir les choses et de nous comporter, à la fois individuellement et en société. En soi, la facilité avec laquelle nous pouvons considérer comme allant de soi certaines constructions intellectuelles est un perpétuel sujet d’étonnement. Le travail de déconstruction commence là : révéler au grand jour le mécanisme et les étapes de la construction idéologique de chacune de ces idées, valeurs et représentations qui peuplent notre imaginaire de façon inconsciente. L’objectif est le suivant : démontrer la nature idéologique, historique et donc relative et potentiellement contestable de toutes ces valeurs et réflexes intellectuels qui sont les nôtres. Après, chacun-e est libre de continuer d’adhérer ou non à elles mais, au moins, ceci est désormais le résultat d’un choix libre et clairvoyant et non plus le fruit d’une forme d’aliénation mentale, comme c’est le cas aujourd’hui.
La « valeur Travail » est une de ces innombrables constructions idéologiques qui peuplent notre imaginaire. L’immense majorité des gens ignore d’où leur vient cette certitude que c’est par le travail que l’homme accède à sa pleine humanité et à sa plus grande dignité. Et même aujourd’hui que cette valeur a du plomb dans l’aile (pour tout un ensemble de raisons que nous détaillerons plus loin), se vanter de sa grande capacité de travail reste un moyen efficace pour s’assurer une certaine forme de reconnaissance sociale, tandis que railler la fainéantise et la prétendue paresse des autres reste un must des sujets de discussion en famille ou entre ami-e-s. Aujourd’hui que quelques petits malins et petites effrontées osent remettre la sacro-sainte « valeur Travail » en question – que ce soit dans leurs discours ou dans leurs actes – toute la classe politique française et toutes les bonnes âmes avec elle s’accordent sur ce point : c’est la contestation de la « valeur Travail » qui serait à l’origine de la plupart des maux qui menacent l’équilibre naturel de la société et précipiterait le déclin moral de notre époque. C’est précisément dans ce contexte que l’Internationale Utopiste se propose généreusement de revenir sur le processus historique et idéologique de construction de la « valeur Travail ». Petit exercice de déconstruction. Et qu’on n’y voit aucune mauvaise intention surtout.
De la Punition de Dieu...
Le premier grand mythe occidental sur la question du travail est à chercher du côté de la Bible et de l’Ancien Testament. Le récit de la Genèse qui ouvre cet ouvrage millénaire apportait une réponse fracassante à l’étonnante fatalité de devoir suer et peiner pour assurer sa survie et celle de l’espèce : si les êtres humains souffrent et travaillent (ce second terme étant étymologiquement synonyme du premier), c’est parce qu’ils ont fauté contre Dieu et commis le fameux « péché originel », Adam et Eve ayant croqué les premiers le fruit de l’arbre du savoir. La réponse de Dieu est sans appel : tandis que les hommes devront désormais peiner pour se nourrir et produire tous les biens nécessaires à leur survie, les femmes devront enfanter dans la douleur. Un même terme désigne ces deux réalités, le mot « travail » servant tout aussi bien à désigner l’accouchement [1] que l’ensemble des efforts nécessaires à la production de biens et de nourritures. En d’autres termes, selon la Bible, le travail est la punition de Dieu. L’âge d’or de l’humanité aurait prit fin le jour où les hommes et les femmes furent soumis à ce terrible fléau. Non seulement il n’est donc pas question, à cette époque, de « valeur Travail » mais ce dernier est considéré, au contraire, comme une malédiction.
À l’origine, l’ensemble de l’humanité était sensé porter le poids de cette punition. Dans les sociétés primitives, il semble que le travail était partagé collectivement et que ses produits appartenaient, non pas à l’individu, mais à la collectivité. Seulement, très vite, avec l’apparition de la propriété privée et des premières formes d’organisations étatiques, c’est-à-dire de sociétés où la hiérarchie est désormais assurée par l’argent et le pouvoir qu’il confère, le travail devient inégalitaire. Les plus riches et les plus puissants se servent précisément de leur richesse et de leur pouvoir pour cesser de travailler, déléguant l’ensemble des tâches ingrates aux plus pauvres et aux plus faibles, contraint-e-s de vendre leur force de travail aux grands propriétaires afin d’assurer leur survie. On peine à comprendre comment un modèle de société aussi inégalitaire et aussi injuste a pu réussir à s’imposer et à perdurer jusqu’à aujourd’hui, sous des formes variables. En ce qui concerne notre sujet, les faits sont là : pendant des siècles, le travail fut perçu comme un fléau, une punition divine à laquelle toutes celles et ceux qui en avaient les moyens et le pouvoir ont cherché à échapper. Quant à celles et ceux dont les richesses ne leur permettaient pas d’employer d’autres personnes pour travailler à leur place, leur sort était terrible. Le travail se referme sur elles et eux comme un piège mortel : en acceptant de travailler pour autrui, ils/elles contribuent à l’enrichissement de leur patron et aggravent ainsi leur appauvrissement relatif et les liens de dépendance qui les unissent à ce dernier.
Pour cacher cette exploitation, le maître devait créer l’illusion d’œuvrer au bien public et d’être bénéfique à ses employé-e-s : en leur offrant un travail, ne leur permettait-il pas de survivre ? C’est ainsi qu’il transforme la nécessité où il se trouve en prestige. De ce « prestige » et de cette « chance », celle qu’il a d’échapper à la dure contrainte du travail, il tire vite la preuve de sa supériorité. S’il échappe à « la punition de Dieu », c’est que Dieu l’a destiné à de plus nobles tâches. C’est ainsi que le mythe biblique est détourné et réinterprété : les riches et les puissants de ce monde sont les élus de Dieu et les pauvres ses damnés. Il y a d’un côté les maîtres, ces êtres d’esprit, qui échappent à la contrainte du travail et, de l’autre, les esclaves et les employé-e-s, ces êtres de chair dont on doutait même qu’ils/elles soient humain-e-s. Bien entendu, l’arnaque est totale et cette réinterprétation du mythe n’a qu’un seul but : justifier un système d’exploitation aussi injuste qu’immoral. Des sociétés esclavagistes à la monarchie de droit divin, en passant par le système féodal, c’est pourtant ce même discours qui sera repris à chaque fois pour justifier et légitimer les inégalités sociales et, en particulier, les inégalités par rapport au travail. L’inventivité mise en œuvre pour cela en dit long sur le dégoût dans lequel on a tenu le travail pendant des siècles.
...Au triomphe de la « valeur travail »
Les mentalités commencent à évoluer à partir de la fin du Moyen-Âge et à la Renaissance. Le tout est directement lié à l’émergence d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, et au développement d’un nouveau système économique, le capitalisme. À cette époque, commerçants, banquiers, artisans et petits propriétaires des villages et des petites villes commencent à acquérir des richesses et, partant, un poids social de plus en plus important. Au sein de ces villes de plus en plus puissantes, en particulier dans les régions qui correspondent aujourd’hui à l’Italie du Nord, à la Flandre, à l’Allemagne et aux pays nordiques, se développent une intense activité commerciale (à l’intérieur comme à l’extérieur), une industrie et des corps de métier nouveaux. Politiquement parlant, cette puissance économique se traduit assez vite par la création d’un statut juridique particulier des bourgs qui met fin progressivement à l’ancien système féodal. Bien plus riches que les paysans, ces bourgeois acquièrent une influence croissante au sein de la société qui les rapproche, petit à petit, de la classe dirigeante et les portera bientôt au pouvoir. Ils imposent avec eux un certain nombre de valeurs nouvelles, liées à la promotion du commerce, de l’industrie et de la finance. Au goût du luxe et de la dépense propre à la noblesse et aux seigneurs locaux, la bourgeoisie substitue l’économie et la recherche rationnelle et besogneuse du bénéfice. Le travail, désormais, n’est plus un gros mot ou une punition mais un moyen d’enrichissement et de promotion sociale. Nous sommes à la naissance de la « valeur Travail », en même temps qu’à celle du triomphe historique de la bourgeoisie et du capitalisme.
Selon la thèse développée au début du 20e siècle par le sociologue et économiste Max Weber, un autre facteur aurait accompagné ce changement de mentalités et favorisé le développement du capitalisme. Selon lui, la religion protestante, majoritaire en Flandre, en Allemagne et dans les pays nordiques, aurait exprimé un nouveau rapport à l’argent et au travail qui serait à l’origine du développement précoce et privilégié du système capitaliste dans ces pays (avant que ces valeurs ne finissent par s’imposer partout en Europe). Tandis que la religion catholique s’appuyait sur une tradition évangélique qui imposait un rapport complexé à l’argent et à la richesse [2], le protestantisme affirme, lui, que seule l’oisiveté et le fait de profiter de façon paresseuse et hédoniste de ses richesses est condamnable et non pas le fait de travailler et de créer sans cesse de nouveaux gains. Réinterprétant le texte biblique et les évangiles, il revalorise les activités proprement « terrestres » et démontre que le travail n’est pas tant la punition de Dieu que la tâche que ce dernier aurait assignée aux hommes afin d’assurer leur salut et leur rédemption. Le travail serait le but de l’existence humaine et la plus haute tâche morale des hommes, tandis que l’oisiveté et la paresse seraient les deux plus grands péchés imaginables.
Selon cette thèse, l’éthique du travail n’a donc rien d’hédoniste. Son objectif n’est pas d’acquérir des richesses pour en jouir ensuite oisivement. Au contraire, la « valeur travail » trouverait son origine dans le puritanisme religieux des sectes protestantes et s’accompagnerait, à son origine, d’une forme d’ascétisme et d’avarice. Le travail n’est pas un simple moyen d’enrichissement mais une fin morale en soi et « le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé » [3]. Augmenter son capital et prospérer seraient un devoir. De même, pour le capitaliste, le gain de richesses ne serait pas tant un moyen qu’une fin en soi. Ainsi la « valeur travail » engage-t-elle les hommes dans la logique d’aliénation irrationnelle suivante : « l’homme existe en fonction de son entreprise et non l’inverse » [4]. Comme l’explique Max Weber, « le gain est devenu la fin que l’homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels » [5]. C’est précisément cette « logique », cet esprit, qui différencierait le capitalisme des systèmes économiques plus anciens où la soif d’enrichissement existait déjà mais sans s’accompagner de cette limitation et de cette justification éthique. En ce sens, l’introduction de la « valeur travail » serait l’un des piliers du développement initial du système capitaliste et l’un des éléments essentiels qui différencient ce système économique de ses prédécesseurs.
Cette thèse suffit-elle, cependant, à elle seule, à expliquer le développement de la « valeur travail » et l’émergence du système capitaliste ? Sans doute que non. D’autant plus qu’elle laisse subsister un certain nombre de zones d’ombre : comment expliquer, par exemple, le développement à peu près conjoint d’une éthique similaire en Italie du Nord ou même en France, pays majoritairement catholiques [6] ? L’étude de Weber illustre, en tous cas, le changement de mentalités qui s’opère en Europe autour du 16e et du 17e siècles. A partir de cette époque, le travail n’est plus considéré comme une punition mais comme la destinée de l’homme et sa plus haute vocation. Comme nous l’avions vu dans un précédent numéro [7], c’est à ce titre que les anciennes fêtes populaires commencent à être réprimées. Gaspillage à la fois de temps et de bien, le temps des réjouissances est doublement hostile à la logique économique bourgeoise. La critique dépasse cependant le seul terrain financier et se double d’un argument nouveau : la moralisation par le travail. Les jours de fêtes sont jours de débauche et de crimes ? L’explication comme la solution est très simple pour un homme du 18e ou du 19e siècle : si l’oisiveté est « la mère de tous les vices » alors il s’agit de sauver le bon peuple de ses vices par le travail. L’archevêque de Dijon, au début du 19e siècle, est sans hésitation là-dessus : « L’habitude du travail est le garant des mœurs ; on ne devient immoral que lorsqu’on est désoccupé » [8]. Ainsi apparaissent simultanément l’idée d’une moralisation de l’homme par le travail et l’idée que sa tâche la plus importante sur terre consiste à travailler et à prospérer. En clair, l’homme ne deviendrait homme que par le travail, tandis que l’absence de travail serait un signe de déchéance et de décadence.
Dès lors, l’aristocratie était doublement condamnée à disparaître, à la fois économiquement et idéologiquement. Son oisiveté et son goût du luxe et de la dépense étaient devenus une absurdité au regard du développement de la société et de l’économie. La prise de pouvoir politique de la bourgeoisie dans la plupart des pays d’Europe aux 18e et 19e siècles allait mettre fin à cette situation. Elle marque le début de l’expansion et du triomphe du système capitaliste, en Europe puis dans le monde. Le développement du capitalisme exigeait alors une main d’œuvre abondante et bon marché, afin de permettre le développement et la rationalisation de la production. En triomphant, la bourgeoisie impose le travail pour toutes et pour tous. Mieux, afin de servir ses propres intérêts économiques, elle en fait une « valeur » en soi qu’elle impose dans toute la société. Le travail devient la nouvelle religion. Des aristocrates, on pouvait critiquer sans retenu le système d’esclavage et de domination sociale qui assurait leur oisiveté et leur confort. Au moins cette classe sut-elle mettre à profit ce temps ainsi libéré pour créer un art de vivre qui, une fois libéré des préjugés puritains de la religion, put parfois atteindre un grand niveau de raffinement. Son hédonisme contraste brutalement avec l’apparition de cette classe d’hommes laborieux et austères, tous vêtus de noir, et qui ne juraient plus que par l’argent et le travail. Pour cette simple raison, la bourgeoisie mérite largement le titre de classe sociale la plus idiote, la plus médiocre et la plus masochiste de toute l’histoire de l’humanité. Le drame veut que ce soit précisément cette classe qui ait pris le pouvoir et imposé ses règles et ses valeurs à l’ensemble de la société, jusqu’à aujourd’hui.
2e partie : Pour en finir avec le travail
Critiques de la "valeur Travail"
Il faut attendre le 19e siècle pour que la « valeur travail » commence à être contestée. À l’heure du triomphe de la bourgeoisie et du système capitaliste, les voix dissidentes sont rares, cependant, et n’ont pas ou peu d’audience. Les premiers à remettre en question la sacro-sainte « valeur » sont à chercher du côté de quelques poètes et non, comme on aurait pu s’y attendre, du côté des militant-e-s socialistes, communistes et libertaires (à la notable exception de Paul Lafargue). Rimbaud donne le coup d’envoi : « J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. – Quel siècle à mains ! – Je n’aurais jamais ma main. » [9]. Au 20e siècle, le rejet de la « valeur travail » est au cœur de la plupart des avant-gardes poético-libertaires que sont les mouvements dadaïstes, surréalistes et situationnistes. L’exergue du second numéro de La Révolution surréaliste, « guerre au travail », annonce d’emblée la couleur. Comme le poète dadaïste Georges Ribemont-Dessaignes, les surréalistes estiment que « le malheur des hommes n’est pas [seulement] dans leur esclavage vis-à-vis d’un groupe d’hommes, mais sous le poids épouvantable du travail » [10]. Comme Lafargue, ils considèrent que là où commence le travail cesse « tout ce qui fait la vie belle et digne d’être vécue » [11]. Les situationnistes formulent, à ce sujet, l’implacable équation suivante : « perdre sa vie à gagner sa survie », chacun monnayant contre son temps de vie de quoi lui permettre de manger, de dormir et de s’offrir, de temps à autre, quelques petites compensations lors de loisirs ou de vacances. Pour eux, il y a là quelque chose d’absurde et de pathétique : « On ne dira jamais assez aux travailleurs exploités qu’il s’agit de leurs vies irremplaçables où tout pourrait être fait ; qu’il s’agit de leurs plus belles années qui passent, sans aucune joie valable, sans même avoir pris des armes » [12]. Il y a dans le travail accepté un choix de vie qu’ils ne peuvent comprendre. Celui-ci n’est-il pas le contraire de la fête, du jeu, du libre exercice de sa créativité et de sa fantaisie ou encore du libre emploi de son temps ? En d’autres termes, n’est-il pas le contraire de cette « vraie » vie à laquelle aspirent tous ces activistes ? Pour Raoul Vaneigem, cela ne fait aucun doute : « Travail. Le mot a des relents de mise à mort et de lente agonie » [13].
Pour tous ces poètes et activistes, la disparition et la critique du travail est donc un enjeu majeur. Leurs discours font échos à celui de Lafargue. Ce dernier, dans son ouvrage Le Droit à la paresse, publié en 1880, s’oppose à la religion du travail et à ce « dogme désastreux » : « Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. » [14]. Un tel discours était marginal au sein des mouvements communistes et libertaires de son époque. Avec le rejet du misérabilisme ou de l’austérité qui ont souvent eu cours dans les milieux socialistes, il critiquait, en effet, le culte du travail encore en vogue chez la plupart des théoriciens socialistes du 19e siècle. Il s’insurge contre l’étonnante morale du travail, inséparable des perspectives du progrès, qui persiste dans le programme communiste lui-même, concluant avec désarroi que le prolétariat, c’est-à-dire la classe qui devrait en émanciper l’humanité, « s’est laissé pervertir par la drogue du travail » [15].
Marx avait bien démontré, dans ses jeunes années, combien le travail a perdu, pour les travailleurs, « toute apparence d’une mise en œuvre de soi-même, et ne maintient leur vie qu’en l’appauvrissant » [16]. A cette époque, il appelait encore à « abolir le travail » [17]. Pourtant, de quoi parlait-il ? De tout travail salarié en général ou bien seulement du travail en terres capitalistes ? L’ambiguïté est vite levée avec ses héritiers : leur critique ne porte plus que sur les conditions présentes du travail, étant admis, une bonne fois pour toutes, que le travail, en phase de révolution ou dans la société socialiste à venir, demeurerait une nécessité et même une valeur essentielle. Bakounine ne reprend-il pas l’idée d’une étonnante moralisation par le travail, lui qui écrit des paysans qu’ « ils vivent du travail de leurs bras et sont moralisés par ce travail, qui nourrit en eux une haine instinctive contre tous les fainéants privilégiés de l’Etat » [18] ? La chose est encore plus claire au 20e siècle. Il va de soi que « le droit à la paresse » n’a pas sa place en URSS, comme dans tous les autres pays influencés par le Parti Communiste, là où la planification industrielle et l’effort de production impliquent, au contraire, un éloge du travail ainsi que sa propagande active à travers la figure du stakhanovisme.
A vrai dire, la question crée une ligne de fracture décisive au sein du socialisme [19]. Il faut attendre la deuxième moitié du 20e siècle pour que les positions défendues par des personnes aussi différentes que Lafargue, les surréalistes ou les situationnistes obtiennent un écho important dans la mouvance anti-capitaliste d’extrême-gauche. Si elles sont aujourd’hui largement répandues et partagées au sein du mouvement libertaire et autonome, ce fut loin d’être toujours le cas. Pour ce qui est du Parti Communiste et d’une majeure partie de la gauche, la remise en question de la « valeur travail » est toujours loin d’être une évidence. Il faut dire qu’une telle critique implique de redéfinir le discours socialiste révolutionnaire [20]. Elle prend en compte un nouveau champ de revendications : l’organisation de l’existence quotidienne et la qualité passionnelle de la vie.
Quel sens aurait une telle critique, en effet, si ne travailler plus que quelques heures par semaine ou par jour signifiait s’ennuyer mortellement le reste du temps ? Il s’agit avant tout, ici, d’un vaste mouvement de ré-appropriation de son existence et d’une reconquête du temps. L’amélioration de la qualité passionnelle de la vie est à ce prix. Le « droit à la paresse » est indissociable de la promesse d’une vie nouvelle. Pour tous et toutes ces activistes, le temps ainsi dégagé serait à la fois réinvesti dans l’activité politique régulière que requiert le bon fonctionnement d’une société autogérée et dans un ensemble d’activités créatives et ludiques dont les « situations construites » (au cœur du projet situationniste) sont un des meilleurs exemples. C’est ce discours dont s’est largement emparé un mouvement comme celui de mai 1968 : la plupart des révolutionnaires de cette époque ne se sont pas battu-e-s pour le plein emploi (celui-ci était à peu près garanti à l’époque, de toute façon) ou pour une simple amélioration des conditions de travail et des salaires mais pour une nouvelle organisation de l’existence quotidienne et pour une vie plus passionnée et moins ennuyeuse, en même temps que pour un projet de société nouvelle. Le rejet du tryptique « métro, boulot, dodo » en fut une illustration parmi d’autres.
Automation et fin du travail ?
Pour en finir avec le travail, toutes et tous n’ont à cette époque qu’un seul mot à la bouche : l’automation, ou la mécanisation des tâches de production. Un tel rêve remonte, une fois de plus, jusqu’à Lafargue, lui qui, dès 1880, s’enthousiasmait : « la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidae actes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et de la liberté » [21]. On le retrouve en 1919, à Berlin, sous la plume des dadaïstes Raoul Hausmann, Richard Huelsenbeck et Jefim Golyscheff, eux qui préconisent « l’introduction du chômage par la mécanisation progressive dans tous les domaines d’activité » [22]. Le surréaliste Benjamin Péret s’enthousiasme à propos des progrès de l’automation : « Si cela se généralise – et, à la longue, il faut que cela soit –, ce sera une nouvelle révolution industrielle, comparable à celle du début du siècle passé, mais aux conséquences beaucoup plus importantes » [23]. Les situationnistes, enfin, s’intéressent longuement à cette question. Pour Benjamin Constant, l’automation permettrait « la disparition de l’homme en tant que facteur de production » [24]. Elle annoncerait une libération sans précédent de l’humanité : libération de temps, d’énergie et de créativité. Sur ce point, comme sur bien d’autres, la réalité semble bien en retard sur ses possibles. Comme le suggère le manifeste des « Chômeurs heureux », le travail n’aurait plus, aujourd’hui, d’autre fonction que de maintenir l’ordre social en occupant les travailleurs et les travailleuses, tant et si bien que l’on serait confronté à l’absurdité suivante : « Jadis, il fallait des travailleurs parce qu’il y avait du travail, aujourd’hui, il faut du travail parce qu’il y a des travailleurs et nul ne sait qu’en faire, parce que les machines travaillent plus vite, mieux et pour moins cher » [25].
Cependant, l’automation peut-elle réellement permettre une disparition totale du travail ? Si, dans le domaine de la production industrielle, les ouvrier-e-s sont déjà largement suppléé-e-s par des machines et si l’on peut raisonnablement envisager, dans ce domaine, de remplacer le travail humain par l’automation, dans d’autres domaines, comme la médecine, la science, l’enseignement et quelques autres, il semble non seulement impossible mais aussi non souhaitable de le faire. De même, ne faudra-t-il pas toujours des personnes pour inventer, régler ou contrôler les machines ? Cela, toutes et tous en sont bien conscient-e-s. Même si ce doit être à contre-cœur, ils/elles n’envisagent pas réellement une entière disparition du travail mais sa réduction. Le modèle, sur ce point, est encore défini par Lafargue [26]. Dans Le Droit à la paresse, il propose de réduire la part quotidienne de travail à seulement trois heures et de « fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit » [27]. Pour parvenir à ce résultat, une fois les personnes détachées des tâches industrielles, il propose de partager rigoureusement la part nécessairement restante de travail entre tous les individus, tout en rappelant la nécessité préalable d’une socialisation des moyens de production et l’instauration d’un fonctionnement socialiste de la société. Plus d’un siècle plus tard, c’est ce même système que propose Vaneigem, à travers l’organisation de sa cité utopique de Oarystis, sauf qu’il réduit cette fois-ci le travail de chacun-e à trois heures par semaine, et non plus par jour. C’est ce qu’il explique ici : « presque tous les citoyens et citoyennes consacrent environ trois heures par semaine aux tâches requises par le bon fonctionnement de la cité et de ses innombrables services publics », chaque emploi faisant « l’objet d’un engagement auquel les citoyens souscrivent individuellement lors des assemblées de quartier » [28].
Bien sûr, la défense de l’automation n’a de sens que dans le cadre d’une société libertaire. Dans le cadre de la société capitaliste actuelle, l’introduction des machines dans les usines fut loin d’être un progrès pour tou-te-s les ouvrier-e-s. Et c’est peu dire... Synonyme de libération possible dans le cadre des sociétés nouvelles imaginées par Lafargue ou les situationnistes, le capitalisme a su saisir en premier les opportunités offertes par l’automation, pour se renforcer et servir ses propres intérêts. On connaît aujourd’hui tous les inconvénients sociaux et sanitaires liés à une industrie entièrement déshumanisée ou le phénomène de standardisation des objets que l’automation de la production entraîne nécessairement avec elle. Et que dire des formes d’aliénation nouvelles que l’automation a permises sur des chaînes de montage où les ouvrier-e-s sont réduit-e-s à l’état de simples rouages de la machine elle-même ? A cela s’ajoute encore le fait qu’en plus de permettre le perfectionnement de la productivité et de la rentabilité des chaînes de production, l’automation a introduit dans la société le spectre du chômage subi. Depuis plusieurs décennies maintenant, elle est à l’origine d’une pression à la baisse sur les salaires et place les ouvriers et les ouvrières du monde entier en concurrence les uns et les unes avec les autres.
Ce phénomène, ajouté au déplacement du centre de l’activité économique de la production à la consommation de masse, lors du siècle dernier, a pourtant des effets pervers pour le système lui-même. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, en faisant peu à peu du travail une simple variable d’ajustement dans sa quête permanente de croissance, en le « flexibilisant » comme on dit aujourd’hui, ainsi qu’en développant le secteur lucratif de l’industrie des vacances et des loisirs, le capitalisme contribue lui aussi à désacraliser le travail. Sans que l’on puisse, pour l’instant, en mesurer précisément les effets, le fait est que le capitalisme est en train de saper lui-même l’un de ses piliers idéologiques. Les effets conjugués d’une augmentation constante du chômage depuis plusieurs décennies et du développement d’un consumérisme individualiste et hédoniste font vaciller de plus en plus la jusque-là sacro-sainte « valeur travail » – sans parler des effets sur la population du spectacle d’un capitalisme financier où des revenus faramineux s’acquièrent sans effort et sans « mérite ». Les dirigeant-e-s des grands pays occidentaux sont toutes et tous au chevet de la malade, inquiet-e-s des effets néfastes possibles sur la société. Tour à tour, ils/elles multiplient les dispositifs d’encadrement pour les chômeurs et les chômeuses afin de les occuper et d’éviter qu’ils/elles ne se « démobilisent », accumulent les charges contre les « assisté-e-s » et « la France qui se lève tard » ou critiquent, dans les mots, un capitalisme financier qu’ils soutiennent et auquel ils se soumettent dans les faits. Quant à nous, difficile de savoir si cette évolution du capitalisme ouvre une brèche dans laquelle s’engouffrer pour attaquer le système ou si elle n’est que le prélude à de nouvelles formes d’aliénations que les réflexions sur « la société du spectacle » ont déjà en partie cernées. Une chose est sûre : qu’on ne compte pas sur nous pour aboyer avec la meute et voler au secours de la « valeur travail ». Qu’elle disparaisse donc, le plus vite étant le mieux.
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