Si tu quittes Tounjaz, tu trouveras « le paradis ou l’enfer de l’exil », telle est l’une des conclusions de ce beau récit sur l’enfance d’une petite fille que Souad Labbize nous conte à l’ombre de sa mémoire. Il s’agit là d’un témoignage qui charrie les émotions d’une expérience vécue emportées par le flot d’un univers poétique où se croisent le conteur de la place du souk, l’audacieuse veuve Noubia, le nouvel imam imberbe aux yeux maquillés, les femmes de la famille, des inconnues et les frères.
Cette fiction ressemble trop au réel. Ce texte poétique mais aussi politique et social part d’un conte sur une arche miraculée. Celle-ci s’échoue au bord de la mer et se transforme en une grande maison où les survivants forment une tribu qui au fil des générations prospère sous des règles précises établies par les anciens. Trois jeunes veuves se révoltent contre l’obligation pour elles de se remarier avec un beau-frère célibataire.
Là est l’origine de la légende des aventures de Lalla Noubia qui continuera tout le long du livre à croiser d’autres récits par le truchement du regard de la petite fille et de ses premières expériences.
Regard sur la grand-mère et la mère qui animent, parfois avec des parentes du bled, le patio de la maison familiale au rythme des saisons et des travaux domestiques. Regard sur le père qui a lutté pour l’indépendance et est en colère quand ses filles parlent en français. Regard sur la rue « univers mâle qui s’accommode difficilement de la présence des femmes » où il faut apprendre à passer discrètement. Regard sur la vieille petite mosquée de l’impasse où elle habite. Regard sur le marchand de beignets qui la fixe avec concupiscence. Regard sur une émigrée vivant en Belgique qui vient en vacances tout en idéalisant Tounjaz. Regard sur la mosquée où son père l’emmène quotidiennement pour « apprendre les rudiments du Livre ». Regards sur le mariage religieux, sur un tremblement de terre, sur les premières règles et le premier soutien-gorge, sur les nuits du ramadan et la circoncision de son petit frère, sur les premiers émois amoureux.
Le récit se déroule à Tounjaz « en souvenir des deux îles qui l’avaient formé dans les temps immémoriaux, la Tunisie et l’Algérie ».
Le regard de cette petite fille qui est précis, ethnographique nous fait aussi basculer dans la magie de moments enchantés : avec les auditeurs rassemblés autour du conteur sur la place du souk hebdomadaire, autour de Yemma lors des soirées étoilées avec les enfants fascinés, à l’écoute du « vieux chant du muezzin, mélodieuse invitation, mélange de mélancolie et de sagesse ancestrale », sur la place du café de l’Indépendance quand « dominos et jeux de cartes, passent de mains en mains sur les tables en formica marron », avec l’odeur de « la coriandre, de la menthe, les tomates coupées en guirlande » qui, en été, accompagnent avec des chansons les travaux des femmes destinés à reconstituer les provisions de l’année, avec les plaisanteries et les « moqueries coquines » de l’assemblée des femmes lors d’un mariage.
Mais ce texte est aussi un récit de résistance, en cela il est politique car il concerne tous les aspects d’une vie quotidienne que l’on veut normaliser.
Contre la colonisation et sa langue laissée en héritage, celle qui aurait voulu être un escargot parle le français et l’arabe. Le français pour garder intact « le souvenir de la longue nuit de l’expropriation, l’injure infligée » aux siens. Pour elle « l’ennemi … a retrouvé ses territoires d’origine, tant pis si sa langue continue à nous lier à un passé douloureux ». Le malaise face à ce « cadeau empoisonné » du colonisateur ne peut même pas s’effacer avec l’arabe car, appris auprès d’un maître venu d’Égypte, il n’est pas celui que parle son père.
Sa résistance naît chaque fois de sa surprise face à une expérience à laquelle personne ne l’a préparée ; comme lorsqu’elle surprend une femme abandonnant dans un hall d’immeuble un sac poubelle contenant un nouveau-né mort ou comme lors d’une colonie de vacances quand elle vit « l’épisode des taches rouges » sur son short. De même l’amour soudain qui la porte vers sa monitrice de colonie, vers celle qui « habite ses rêves » la conduit à la prise de conscience : « plus tard, moi aussi je serai une femme, c’est injuste ».
De toutes ses expériences surgit la révolte contre un ordre social où il faut toujours ignorer le désir, cacher ses émotions car « promise à la féminité et à toutes ses privations », contre l’ordre ancien soumis aux traditions et contre l’ordre nouveau imposant la foi comme unique norme des comportements.
Ce roman de 274 pages à la typographie soignée est édité par une petite maison d’édition de Toulouse, az’art ateliers, ce qui explique son prix relativement élevé, 18 euros. Petit éditeur fondé en 2012, az’art ateliers revendique un catalogue avec de la « littérature libre » des « écrits singuliers » ou des « textes inclassables ». Comme tous les ouvrages des petits éditeurs de littérature, il est peu diffusé.
Souad Labbize est aussi l’auteur de recueils de poésie. Née en Algérie où elle a fait des études de lettres, elle a aussi vécu en Tunisie. Elle vit actuellement en France
Ce livre est en vente à la librairie La Gryffe, 5 rue Sébastien Gryphe, Lyon 7e
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