Depuis le début de l’année, une petite société informatique propose une application iPhone avertissant des contrôles effectués dans les réseaux de transport en commun des grandes métropoles françaises : à Paris, Marseille, Toulouse, Lille et Lyon. D’après Keolis, cette discrète application dénommée « Un ticket ? » constitue une « véritable invitation à la fraude ».
Réponse hypocrite d’un des concepteurs « c’est juste pour gagner du temps »... Il se félicite par contre de la récente « explosion de l’utilisation d’Un ticket ? à Lyon. Tant mieux, il faut élargir le réseau d’informateurs : plus il y a de monde à l’utiliser plus l’information sera précise ». Ça marche un peu comme les avertisseurs de radar : dès qu’on voit un point de contrôle dans le métro, à un arrêt de bus ou de tram, on le signale via son smartphone. Et à tout moment les utilisateurs peuvent ainsi vérifier si la voie est libre ou non.
Bien sûr, utiliser ce genre de gadget implique de vivre connecté en permanence à son téléphone. C’est un peu comme choisir entre deux niveaux de contrôle : on évite l’amende TCL mais en continuant à se couler dans le dispositif téléphone portable (grâce auquel la police peut nous localiser à chaque activation, la boîte d’interim nous joindre à tout moment et où le moindre appel commence en règle général par une formule d’assignation : « t’es où ? »). Mais il y a cette évidence têtue : à mesure que se déploie un contrôle technologique de plus en plus serré, des usages frauduleux et des communautés suspectes frayent aussi leurs propres zones d’opacité, tracent des angles morts. Et émergent aussi ces sentiments étranges, expression d’une solidarité anonyme, un peu comme quand tout un cortège se masque pour faciliter le passage à l’acte de quelques vénères... Ainsi Clémence, sobrement présentée dans Le Progrès comme « une étudiante », explique de façon assez déconcertante son adhésion au dangereux réseau fraudeur : « je vais installer [cette application] mais pas pour moi, moi j’ai la carte Técély. Cependant j’aime l’idée que ça puisse en aider certains ». Comme si même les bons citoyens, même les sujets métropolitains les plus intégrés, les mieux équipés en balises de tous ordres (iPhone, carte Técély, identité sociale à la fois flottante et déjà bien polarisée vers une carrière « dans le juridique »), pouvaient aussi parfois se laisser aller à désirer une rupture du contrôle généralisé. Une façon de se lier « à des amis qui fraudent parfois », mais surtout à tous ces gens qu’on ne connaît pas, et qui nous semblent sympathiques d’emblée parce qu’ils fraudent, sautent les portillons, font le mur. La foule des amitiés qu’on pressent là, dans la fraude, dans les voyages clandestins des incontrôlables plutôt que les flux bien réglés de clients en règle...
Au niveau des TCL, on prend cette menace très au sérieux. Les chiffres des utilisateurs d’un ticket ? n’ont pas été rendus publics mais il doit y en avoir suffisamment pour que Rivalta (le président du Sytral) sonne lui-même l’alarme avec son discours habituel sur la fraude : « quand quelqu’un ne paie pas c’est un autre qui paie à sa place » [1]. Et la direction des TCL ne compte pas en rester aux déclarations larmoyantes ; elle a saisi l’Union des transports publics pour faire condamner cette pratique et compte se lancer dans des contre-mesures dignes des guerres de nouvelles générations : développer des moyens techniques pour brouiller l’application incriminée ou s’inscrire sous des identités virtuelles pour diffuser des fausses informations. Les grands moyens, donc. Quoi qu’il en soit, la réaction des grosses boîtes de transports en commun français a eu l’effet escompté puisque les créateurs lillois ont décidé de retirer leur programme : « face à l’incompréhension des médias et des autorités de transport ».
Parce qu’il y a pire que la fraude : les arrangements, les petits liens qui pourraient se tisser entre les gens pour les rendre toujours plus résolus dans cette insoumission quotidienne. Voilà le fin mot d’une antique énigme, à savoir pourquoi les TCL menacent toujours de sanctionner plus lourdement les gens qui refilent leurs tickets plutôt que ceux et celles qui sautent les portillons ou se glissent à l’arrière des autobus.
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