Il y a vingt ans, une réforme des retraites faisait défiler dans une ambiance pacifique trois millions de personnes sûres de leur bon droit. Le résultat a été l’adoption de la « loi Fillon » au bout de quelques mois, malgré plusieurs journées de mobilisation. Plus récemment, durant les mobilisations contre la « loi travail » de 2016, on a eu droit à des blocages de raffineries, des journées de grèves espacées ainsi que l’émergence d’un « cortège de tête » dont les possibilités ont progressivement été refermées par le cadenassage policier et la folklorisation spectaculaire. Le 49-3 et les vacances d’été ont fait le reste pour imposer la « loi Elkhomri ».
Fort de ces expériences et d’autres cas de gestion de la colère populaire, le gouvernement actuel table sur un essoufflement du mouvement. Plus que les chiffres de l’opinion (« deux français sur trois contre la réforme des retraites »), ce qui le rassure c’est la diffusion d’un sentiment d’impuissance (« sept français sur dix pensent que la réforme passera de toute façon »). Tout va bien Madame la marquise : les gens sont désespérés. Mais alors, comment ne pas se laisser abattre ?
Pour mémoire
Le mouvement actuel a sans doute cela de profondément démocratique : ses grandes lignes stratégiques apparaissent lisibles aux yeux de tout le monde ; dans les discussions de manifs, sur les plateaux TV, dans la bouche des communicants du gouvernement. On s’émerveille des gros chiffres de mobilisation, des cortèges bien tranquilles, comme si tout le monde avait intériorisé une petite intersyndicale imaginaire : faut y aller doucement, fâcher personne, surtout pas froisser l’opinion... Où se trouve le dépassement ? Comme souvent, il suffit d’inverser les discours médiatiques. La marche à suivre apparaît d’elle-même quand le porte-parole du gouvernement félicite les syndicats pour avoir manifesté dans le calme ; quand le ministre du travail salue leur responsabilité et les exhorte à ne pas bloquer le pays ; quand le ministre de l’intérieur met en garde contre toute tentative de cibler des personnes ou des institutions.
Même les éditorialistes semblent insister sur la nécessité d’une radicalisation, lorsqu’ils affirment tranquillement que la réforme passera de toute façon… « sauf si la jeunesse rejoint le mouvement ». Comprenez : sauf si la situation s’emballe, si on passe de défilés bien sages à des manifs sauvages, à des blocages de lycées, des occupations de facs, des bris de vitrines et autres barricades enflammées.
La réforme passera de toute façon puisque le seul moyen de faire plier un gouvernement « c’est de faire comme les gilets jaunes », occuper les ronds-points un peu partout, notamment ceux du centre de Paris, bloquer des centres logistiques, cramer quelques péages et à peu près tous les radars, bordéliser les beaux quartiers... Jusqu’à ce que les proches des ministres ou des PDG finissent par rejoindre la mobilisation : « Donnez leur ce qu’ils veulent, ça sent la lacrymo jusque dans mon vestibule et une Tesla a brûlé au coin de ma rue ! ». Non pas manifester, mais passer à l’Acte : passer à l’action de mille manières, peu convenues, pour renverser l’Histoire (même si ok, à l’Acte 248 on se demande si ça patine pas un peu…) Quand ? Maintenant en fait : le 7 mars. Tout est là, les gens dans la rue, les expériences des mouvements passés, le lancement de la grève reconductible.
« Mettre la France à l’arrêt »
Pour la première fois depuis trente ans, donc, l’intersyndicale semble envisager une grève générale, reconductible, avec pour ambition de bloquer le pays. Finies les minauderies sans fin face à l’argument imparable : « vous allez prendre les usagers en otage ». C’est que le ballon d’essai de la dernière grève dans les raffineries Total, pour arracher des augmentations compensant l’inflation, est plutôt bien passé. Loin de terroriser les masses, les files d’attente devant les stations vides, la panique des politiciens et l’impression que tout pouvait s’arrêter (un peu comme lors du confinement) ont semblé créer un petit appel d’air : « Alors comme ça on peut arrêter la machine ? ». Puisque la locomotive du Capital fonce dans le mur, pourquoi ne pas prendre en otage l’équipage et les machinistes ? Des grévistes veulent m’empêcher de travailler ? D’façon, dans deux ans je vais être remplacé par ChatGPT. Si c’est pour détruire la planète ou enrichir Bernard Arnaud, d’façon y’a mieux à faire...
Mettre la France à l’arrêt suppose donc de faire durer la grève dans les secteurs clés : raffineries, ports et docks, transports-logistiques, chimie, éducation (histoire de jeter la marmaille dans les pattes de leurs parents ou dans les rues). Ça implique sans doute des manœuvres à grande échelle : préparer des caisses de grève, en ouvrant quelques péages et les veines de deux trois sociétés d’autoroute (par ailleurs bâtisseurs de taules et de centres de rétention). Organiser des grèves perlées pour ne pas s’épuiser. Et il va s’agir de propager la grève aussi, pour relayer ou inventer des grévistes, et rouvrir quelques questions stratégiques en passant : comment ça tourne une métropole capitaliste ? Un bahut ? Comment ça circule un colis amazon ? Quelques formes plus ou moins éprouvées se remettent à flotter à l’horizon : des piquets volants devant le port Édouard Herriot, des cortèges mobiles qui ferment par leur simple présence les galeries commerciales de la rue de la Ré, à la Part-Dieu ou aux Confluences… Des trouvailles low-tech pour perturber à peu de frais une infrastructure de transport... Autrement dit, y a moyen de bloquer même sans avoir un taf à partir duquel on se met officiellement en grève.
Et puis il y a tout le travail moléculaire, en petit, autour des rouages discrets du contrôle et de l’économie : qu’est ce qu’on doit bloquer en nous, autour de nous, pour « arrêter de fonctionner ». Arrêter de faire le flic, d’engluer les autres dans nos propres routines, de marchandiser toute amitié via nos algorithmes perso, de saccager préventivement des aventures communes… à partir du 7 mars ne plus demander aux pauvres jeunes ou vieilles d’ouvrir leurs sacs à la caisse, ne plus fliquer les demandeurs d’emploi, prendre le temps au chantier, de rêver aux maisons qu’on pourrait construire ensemble, aux apparts qu’on pourrait retaper pour les vieux de l’immeuble d’en face, au matos qu’on pourrait sortir pour améliorer le camp de Rroms derrière le périph’. Tenir pour acquis de voyager sans ticket, de payer son loyer en retard ou plus du tout… Comment laisser la grève nous transformer, nous rendre improductifs, dangereuses.
Ter-Ter
Et dès à présent construire les espaces où la grève peut être vécue, et où elle porte à conséquence pour nous. Ça peut être des comités de quartier, qui permettent aux grévistes des écoles, des ateliers municipaux et de certaines entreprises d’articuler leurs stratégies localement (comment occuper un espace de la mairie pour loger une famille de sans-papiers, sur quel élu aller mettre la pression en particulier, comment mettre sur pied une cantine de grève itinérante). Ça peut être le retour des ronds-points occupés, des châteaux-forts en palettes et en pneus, des heures à défaire et refaire le monde. Un piquet de grève qui transforme en plage et en terrain de pétanque un centre technique de la SNCF. Une fac occupée, entre séminaire sauvage d’économie politique, atelier fabrication de banderoles renforcées et recyclage de caméra de vidéo-surveillance… Toutes les questions ouvertes depuis ces bases du mouvement viennent grignoter notre inconsistance : comment on mange à nombreux, comment on se parle, comment on prend des décisions. À quoi on rêve, qu’est ce qui nous hante, au fond ?
Parce que depuis les lieux occupés, on peut plus facilement se déterminer politiquement c’est à dire a minima se prémunir des syndromes de fin de mouvement : quand l’intersyndicale et autres grands spécialistes dans l’art de « savoir arrêter une grève » voudront siffler la fin de la récréation. Prendre ces espaces pour pouvoir partir à l’assaut du ciel et constituer les forces qui feront des manifs autre choses que de sages défilés d’impuissance : des occasions massives de dérèglement, qui puissent rouvrir le conflit là où la violence est devenue solide et se donne comme une simple règle de calcul ou paysage métropolitain. Piquets, ronds-points, facs ou maisons du peuple occupées sont indispensables pour décrocher : ouvrir un temps qui n’a rien à voir avec leur futur, avec ce fond intangible sur lequel il y aurait un calcul à opérer, avec nos heures et nos vies en guise de variable d’ajustement. Le 7 mars, on met le pays à l’arrêt pour bifurquer, empêcher l’effroyable retour à la normale et on prend la tangente.
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