Pourquoi notre intervention ?
En premier lieu parce que nous ne sommes ni indifférents ni étrangers à ce qui s’est passé, à l’horreur de l’événement. En second lieu parce que nous voulons marquer non pas notre différence, mais notre absolue séparation d’avec une majorité de tracts ou textes de type gauchiste qui font porter l’essentiel de leurs attaques non pas contre les assaillants ou ce qu’ils représentent, mais contre l’État français sans tenir compte des transformations récentes de cet État. Elles proviennent soit d’une lecture anti-impérialiste ou post-coloniale très générale de la situation, soit d’une lecture classiste et internationaliste affirmant des positions de principe si éloignées de l’événement qu’elle pourrait avoir été écrites il y a un an, dix ans ou même davantage à propos d’un tout autre fait.
Relevons quelques points communs entre ces approches :
- un refus de l’événement en tant que tel qui conduit à ne parler que de ses causes possibles ou encore à tenter de l’expliquer sans voir sa singularité. Cela a pour effet de minimiser les actes eux-mêmes, voire de les justifier implicitement ;
- une analyse plaquée mêlant géopolitique et simplifications socio-politiques (importation des conflits extérieurs, Palestine occupée, quartiers en déshérence, jeunes à la révolte dévoyée, etc.) ;
- une difficulté à nommer « l’ennemi » par peur de favoriser l’islamophobie ou d’être traité soi-même d’islamophobe ou encore de perdre le contact avec les jeunes de banlieue. Il est remarquable d’ailleurs que cette difficulté soit commune à l’État et à ces « radicaux ». Le terme utilisé pour le désigner devient alors « fasciste » ou « fasciste islamiste [1] » sans que la moindre analyse vienne corroborer une quelconque ressemblance avec les différentes formes de fascisme historique ; la finalité du propos étant sans doute de rester en territoire politique connu de façon à ne pas avoir à se poser des questions trop déstabilisantes ;
- ces interventions proviennent de personnes ayant, pour différentes raisons, un ressentiment contre le fait que les manifestations qui ont suivi les attentats ont été une réussite et qu’elles ont pu, malgré tout, représenter autre chose qu’une manipulation gouvernementale ou une illusion démocratique ;
- une absence totale d’empathie minimum avec les victimes. On laisse entendre que les journalistes de Charlie à tendances islamophobes l’auraient bien cherché, que quatre juifs assassinés c’est rien du tout par rapport à la situation faite à nos « pauvres musulmans », (lire Islam = religion des pauvres) victimes reléguées et discriminées ou par rapport aux enfants palestiniens tués par l’armée israélienne ; qu’un bon flic est un flic mort [2], etc.
Nous pouvons comprendre que ceux qui se pensent révolutionnaires soient dépités de se voir renvoyés à leur isolement et à « l’insurrection qui ne vient pas » ou encore à l’absence du prolétariat. Mais opposer une froideur révolutionnaire à la froideur du capital n’est que l’arme de ceux qui sont incapables d’aimer pourrait-on dire pour paraphraser J. Camatte. Ce n’est en tout cas pas le chemin qui peut permettre d’ouvrir une brèche vers la révolution à titre humain et la communauté humaine.
Crise du couple État-nation et déclin du citoyennisme
Si le sentiment collectif qui s’est brièvement exprimé dans ce moment-Charlie est autant problématique à élucider ne serait-ce pas aussi parce qu’il échappe quelque peu à nos modèles dominants en matière de théorie critique ?
Le citoyennisme des années 1980/1990 n’était pas présent dans ces marches, ces rassemblements. Pourquoi ? Parce que la figure traditionnelle de l’État-nation ne l’était guère non plus. Pour que des politiques citoyennistes, des organisations civiques (modifier le Service civil comme le souhaite Hollande, par exemple) prennent corps socialement et idéologiquement, il faut que l’État assure les conditions institutionnelles et budgétaires de ces politiques. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Même la hiérarchie militaire ne veut pas du rétablissement du service militaire pour tous puisque la haute technicité de la guerre moderne implique uniquement des professionnels qualifiés. De plus les dernières orientations budgétaires visent une baisse structurelle des dépenses publiques dans ce secteur qu’une augmentation pour des raisons circonstancielles ne nous paraît pas infirmer. Tout au plus, suivant en cela les derniers sondages d’opinion, l’État peut-il opter pour un service de quelques mois gérable au niveau de l’État-réseau ? Un service décentralisé, par exemple au niveau des régions, dans le cadre de travaux d’intérêt général assortis d’un zeste d’instruction civique pour faire bonne mesure ? Mais l’effort risque d’être vain. La tendance à l’État-réseau se réalisant davantage, les médiations de l’État-nation s’affaiblissant, la forme de l’individu-citoyen se dissout également. Par exemple, les rares réactions à cette restriction budgétaire provenant des populations civiles ne se font pas au nom du patriotisme et de la défense du territoire, mais des emplois menacés. D’ailleurs comment pourrait-on être citoyen de la globalisation et de la mondialisation ? À la limite les « branchés » de toute sorte peuvent se sentir appartenir au « village global », mais les autres (et nous parmi ces autres) nullement.
Cette nouvelle donne rend démagogique les appels à une nouvelle citoyenneté pour lutter contre un supposé « apartheid social et ethnique » comme vient de le faire Valls le 20 janvier dernier. Pour garder la maîtrise de sa majorité et même tenter de l’étendre jusqu’à l’extrême-gauche et aux anarchistes, habituels dépositaires de ce label, Valls durcit son langage. Il prend la pose d’un commissaire politique qui conduit l’auto-critique, blâme et culpabilise toute la classe politique et il le fait dans des termes censés exprimer un nouveau radicalisme de gauche aux antipodes de l’extrémisme des solutions FN ou des effets d’annonce de Sarkozy (la politique du Kärcher).
Laisser entendre que les banlieues en France seraient assimilables à ce qu’a été l’apartheid en Afrique du Sud [3] ou bien encore à certaines banlieues américaines actuelles c’est faire comme si la République n’y existait plus du tout ; c’est parler comme ces journaux étasuniens qui décrivent des villes françaises en partie soumises aux salafistes !
C’est aussi renvoyer les quartiers où les musulmans sont nombreux à une sorte de « milieu » duquel on ne pourrait sortir qu’à force de combines, de trafics, d’appartenance à des gangs voire ... par des kalachnikovs. Au lieu de chercher à cerner la complexité qui caractérise la difficile reproduction des rapports sociaux dans certaines zones, Valls ne fait que tourner le bâton dans l’autre sens : ah ! on ignorait le degré de gravité de la situation et les politiques de la ville se sont avérées inadéquates, mais on va voir ce qu’on va voir maintenant que la politique est remise au poste de commandement ! Cette posture à la Mao au petit pied renvoie au néant tout le travail qui se fait dans les banlieues de la part des services publics, des enseignants, des soignants, des municipalités, mais aussi les initiatives des individus, des groupes des associations qui agissent dans les domaines économique, social, culturel, sportif, etc. De façon périphérique c’est aussi très contre-productif pour l’unité nationale prétendument recherchée puisque cela accroît, de fait, la stigmatisation de populations dont on apprend qu’elles vivraient dans un autre monde.
Or, il reste que la République existe toujours dans les banlieues, mais que les réalités et la puissance des réseaux, ceux de l’État comme ceux des forces économiques sociales ou religieuses y engendrent instabilité, tensions, conflits et violences. À l’ancienne fixité des institutions républicaines, lesquelles assuraient une certaine sécurité, y compris pour la main-d’œuvre immigrée jugée nécessaire et dont l’arrivée se faisait par grandes vagues successives, se sont substitués des flux incessants et réversibles de marchandises, de capitaux et d’individus. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que certains de ces flux orientent des individus vers la Syrie … ou qu’ils reviennent par le Yémen. Libre circulation de la finance, des marchandises et des hommes, cela est certes la devise du libéralisme, mais elle ne s’était jamais autant matérialisée que dans la société capitalisée aujourd’hui.
Une pratique de la mémoire révolutionnaire ?
Dans cette « respiration collective », assez diffuse et fragmentée qui a pu surprendre par sa promptitude, sa spontanéité et son ampleur, ne pourrait-on y déceler une mémoire, une réactivation de certains moments de la Révolution française, notamment ceux qui célébraient l’union de la nation ? Une aspiration à une communauté d’êtres humains égaux et libres rassemblés par leur seule volonté commune instituante [4].
C’est l’idéal des révolutionnaires français les plus radicaux d’une nation sans État. Une nation où ce sont les institutions qui organisent la vie de la société. C’est le moment instituant de la révolution, celui qui a été théorisé par C.Castoriadis avec sa notion « d’institution imaginaire de la société [5] ».
Pour en revenir à la situation présente, il faut remarquer qu’aucune référence aux anciennes utopies de gauche n’a été visible ni audible dans le moment-Charlie. Le sens de communauté humaine qui implique l’idée de genre humain et qui était présent dans les dernières manifestations n’a amené personne à y chanter l’Internationale. Qu’on le veuille ou non, la perspective n’est plus celle du mouvement socialiste/communisme, même à ses débuts unitaires, version Première internationale.
La tendance est à repartir des fondements de la Révolution française, « l’internationalisation » se faisant ensuite sur cette base via son universalisme. Les nombreux chants de La Marseillaise ont surpris alors qu’on s’attendait plutôt à des manifestations silencieuses. Peut-être que son caractère révolutionnaire d’origine donnait l’impression à la protestation de trouver un élan, de se dynamiser, de symboliser l’unité dans le refus de ce qui venait de se passer plus qu’une unité nationale autour de l’hymne. Mais on sait aussi qu’en France ces Marseillaises ont pu être instrumentalisées, par exemple, par les membres de l’UMP présents dans les manifestations. En tout cas penser cette reprise de La Marseillaise comme une célébration de l’hymne national (elle a été chantée à l’étranger aussi au cours des manifestations qui s’y sont déroulées) et comme une adhésion massive au nationalisme nous semble une erreur quand on sait qu’en temps normal son contenu est très critiqué pour ses paroles guerrières et pour une lecture post-coloniale de la phrase : « qu’un sang impur abreuve nos sillons » qui n’avait d’ailleurs pas ce sens-là à l’époque ; le sang impur étant celui des royalistes et de leurs alliés.
Cette possible lecture critique a été balayée par la force de l’événement. On était plutôt dans une dimension universaliste de la politique, qu’on pourrait dire proche de la « religion civile » de Rousseau. Et le prétexte de la liberté d’expression permettait bien sa mise à jour, en tout cas mieux que si la révolte contre les actes des terroristes s’était centrée sur le second attentat et la mort des quatre personnes du magasin casher ce qui aurait alors contribué à raviver des fractures particularistes et communautaristes que la masse des manifestants voulaient justement oublier et même éradiquer [6].
Si nous nous référons à la Révolution française, ce n’est pas non plus pour dire qu’on en reviendrait au début du capital et à la forme bourgeoise de la révolution et donc à « l’éternisation du capital ». D’ailleurs, l’expression « éternisation du capital », jadis employée par l’ultra gauche bordiguiste, a toujours été abusive pour analyser la dynamique historique du capital. Ce qui est éternel n’a ni commencement ni fin. Ce n’est pas le cas du capital. C’est le terme de pérennisation qui est le plus approprié pour décrire le phénomène fluctuant, chaotique et contradictoire qu’a été et que continue d’être le capital.
Il est incontestable que la représentation politique globale (c’est-à-dire la référence imaginaire collective) qui était présente et souvent exprimée dans les marches et les discussions des deux jours qui, en France, ont suivi l’événement, était celle de la Révolution française. Constater cela ne signifie pas, bien évidemment, contribuer à un éternel retour, mais seulement — et au minimum — ne pas plaquer des schémas classistes et prolétariens sur une réalité qui ne le permet plus.
Ce que nous voulons dire, c’est seulement que rien n’est dépassé. La dialectique n’a pas cassé les briques ! Et se pencher à nouveau sur la Révolution française est aussi une façon de réfléchir à la pertinence ou non de la perspective d’une « révolution à titre humain ».
Dans ce moment-Charlie, ce qui s’est exprimé immédiatement marque l’écart qui existe aujourd’hui entre État et nation. Les liens entre État et société civile, entre public et privé assurés par un pacte politique républicain autour de l’État-nation et stabilisés par la IIIe République, ont vécu. L’État-réseau clientéliste n’apparaît plus que comme un prestataire de services et donc sans aura particulière. L’individu-démocratique fait appel à lui quand il en a besoin (sécurité sociale et sécurité des personnes) mais autrement, il est l’État repoussoir, celui qui empêche d’entreprendre, qui taxe et vole le contribuable. Il n’apparaît plus comme le lieu de la souveraineté, seulement celui de la gabegie à travers les scandales politico-financiers et une administration jugée aujourd’hui toujours trop pléthorique.
Malgré la tentative de l’État de transformer l’émotion des manifestations du mercredi 7 janvier 2015 et leur dimension de réaction à titre humain, en une marche citoyenne le dimanche 11, on a pu remarquer la différence avec les références politiques des années précédentes. La progression parallèle de la globalisation et de la restructuration de l’État dans sa forme réseau accroissent la caducité de tout ce qui pourrait rappeler une société civile.
En conséquence de quoi le citoyennisme devient impossible. Le rapport État-nation est distendu à un point tel que l’émotion nationale n’a que peu à voir avec une expression nationaliste et implique plutôt une dimension universaliste, une réaction à titre humain [7].
Les déterminations particularistes ne sont pas niées mais mises entre parenthèses ou minorées tant que l’émotion politique domine. Mais c’est aussi cela qui a rendu plus difficile la participation de ceux qui se définissent d’abord comme musulmans, dans la mesure où cette réaction collective s’est faite au nom du « je suis Charlie » (nous y reviendrons). En effet, beaucoup d’entre eux préféreraient une position sous la forme du « pas en notre nom ». Position qui s’est déjà développée au niveau international suite à différents actes barbares commis par L’État islamiste (EI) ou autres fractions terroristes islamistes radicales. C’est qu’elle garde le caractère d’une protestation identitaire, ce qui facilite sa mise en place, le collectif étant vite défini, à l’interne. Mais par contre elle rend problématique la participation commune à la réaction d’ensemble des « gens d’ici », collectif qui n’est pas défini de façon strictement nationale et en tout cas qui ne s’entend pas au sens nationaliste du terme, mais plutôt au sens territorial et de références historiques et politiques communes.
Un « je » très ambivalent dans la mesure où il doit trouver son être collectif sur le chemin étroit que bordent d’un côté l’individualisme démocratique et consommateur et de l’autre le « nous » des identitaires et autres communautaristes. Un « je » ambivalent aussi dans la mesure où s’il porte une exigence forte, celle de la liberté et de la fraternité, sans plus trop s’occuper de l’égalité d’ailleurs, il n’empêche qu’il souffre d’immédiatisme : le « je suis Charlie » n’est qu’une forme sans contenu puisque le contenu de Charlie n’est pas discuté, la liberté d’expression étant indiscutable dans la perspective défendue. Dans cette mesure, la protestation est restée formelle malgré l’élan produit vers autre chose. Les individus qui y ont participé n’ont fait que s’y côtoyer. L’absence de création de liens réels, même si quelques « Comités Charlie » sont nés ici ou là, a fait que la protestation n’a pu se constituer en mouvement.
Les théories de la Nation à la moulinette de la globalisation
Tout se passe comme si la plus grande partie des immigrés, de fraîche ou de longue date et leurs descendants ne se sentaient pas forcément « français » mais avaient, le plus souvent implicitement, des références assez précises [8] à une conception spécifique de la nation française. Une conception qui repose originairement (chez Sieyès et dans les premières constitutions de la république par exemple, puis chez Renan) sur la théorie dite subjective de la nation, à savoir celle qui se fonde sur la volonté, l’adhésion et la mémoire collective par opposition à la théorie allemande de la nation (Fichte et Herder) dite objective (sang et sol + langue).
Dans ses meilleurs moments historiques cette théorie subjective a permis que se développent un cosmopolitisme et même un internationalisme théorique (qui comme son nom littéral l’indique n’a jamais dépassé l’horizon national, mais seulement l’horizon nationaliste) suivi d’effets concrets aussi bien au sein de la Révolution française que de la Commune auxquels beaucoup « d’étrangers » participèrent y compris à des postes de responsabilité, puis ensuite dans les mesures prises en faveur du droit d’asile. À part cela, il ne faut pas oublier les mauvais moments historiques (colonialisme et impérialisme français qu’on peut considérer comme des effets pervers de la théorie originelle de la nation, de la même façon que le nazisme constituera un effet pervers de la théorie objective) et le fait qu’aujourd’hui la conception subjective ne soit plus défendue, en l’état, que par des républicains hors des partis, tel Finkielkraut, dont le patriotisme républicain n’est pas assimilable aux positions nationalistes frontistes ou souverainistes (anti-européanisme, anti-américanisme, préférence nationale, etc.).
Cette liberté concrète, dont l’exigence est la plus internationalisée qui soit, prend néanmoins en France des expressions particulières parce qu’elle ravive les passions anti-religieuses de la Révolution française. À l’époque du retour des communautarismes religieux et de leur paradis des croyants en lieu et place de la communauté humaine, elles remémorent ce qui était inscrit sur des tombes des cimetières à l’époque de la Révolution française : « la mort est un éternel sommeil ». Ce qu’assurément la plupart des morts de Charlie savaient. Mais ce caractère antireligieux a été progressivement gommé pour aboutir, sous la IIIe République à la version la plus modérée des « Lumières » à travers le concept de laïcité. Ce concept qui garda certes quelques vertus au temps des « hussards noirs de la république » n’est plus guère qu’un chiffon qu’on agite vainement à l’époque des équivalences généralisées (la laïcité est la croyance de la France).
Pour en revenir à la situation présente, l’orchestration de la riposte aux assassinats des 7 et 9 janvier 2015 de la part de l’État marque une étape de plus dans l’affirmation de ce que nous appelons la société capitalisée, une situation dans laquelle la séparation entre État et société relève de la fiction (la trop fameuse et mythique « société civile ») ou de l’illusion. La manifestation officielle du dimanche 11 janvier, la « marche citoyenne » bien mal nommée comme nous l’expliquons plus haut, représente une synthèse de la co-existence entre d’un côté un État-nation en crise et en restructuration dans une forme réseau, et de l’autre des mouvements d’indignation finalement plus populaires que citoyens. Cela renforce notre hypothèse de la forme essentiellement réseau de cet État, mais cela n’autorise pas à parler d’une tendance dominante vers une « demande à l’État » ou de plus d’État, comme s’il y avait consensus entre gouvernants et gouvernés quant à la question de la sécurité. D’ailleurs, de ce point de vue, les Indignés français crispés sur les références d’Hessel au programme du Conseil National de la Résistance, étaient en « retard historique » par rapport aux Indignados espagnols ou aux Occupy américains ; un « retard » qui semble se réduire présentement avec le début d’une reconnaissance officielle (étatique et culturelle) du relativisme, des particularismes et de la dimension identitaire qui n’entrait pas dans la tradition théorique française.
Le Tout majuscule, comme les institutions de l’ancien État-nation, comme la Loi majuscule, est devenu le mal parce qu’il est assimilé au totalitarisme. Le tout, quand il est encore tolérable n’est plus qu’un tout minuscule, une somme de particuliers (individualisme méthodologique) ou plus moderne, une suite d’interactions entre particularités qui toutes réclament leurs droits, leurs lois et des règlements contractualisés directement entre les individus et groupes ou catégories sociales. Les contrats individualisés remplacent le Contrat social.
Toutes les tendances dites libérales/libertaires en Europe ou libertariennes dans le monde anglo-saxon semblent confirmer que la triangulation État-capital-société se reconfigure dans un processus de totalisation que l’on a essayé de décrire au niveau plus général des rapports de production et de la reproduction des rapports sociaux et ensuite de conceptualiser sous le terme de société capitalisée. Mais cette triangulation elle non plus ne dépasse rien. Elle n’est pas post-moderne car elle ne peut se débarrasser de la question de la nation d’abord, de la religion ensuite ni enfin de celle des rapports individus/communauté, cette dernière ayant elle-même lien avec les deux premières.
L’impossible sujet-Charlie
À la vitesse de la lumière — celle de la communication numérique — « je suis Charlie » est devenu le slogan exprimé par des millions d’individus en France et dans le monde [9]. Affiché et diffusé par tous les médias, il a très largement dominé d’autres formulations dans « l’élan républicain » qui s’est manifesté après la tuerie au siège du journal satirique. D’autres slogans ont certes été exprimés sur la défense de la liberté d’expression et de la laïcité, sur le respect de la vie humaine ou encore sur l’absence de peur ; mais c’est le « je suis Charlie » qui constitue la référence majeure et centrale des manifestants ; celles et ceux qui étaient dans les rues mais aussi chez eux ou ailleurs.
S’agissant de manifestations collectives aussi importantes en nombre d’individus que celles qui viennent de se dérouler, certains pourront s’étonner que la formulation « nous sommes Charlie » soit restée, si ce n’est peu fréquente, en tout cas assez minoritaire. En être surpris c’est méconnaître l’important degré d’individualisation atteint par la société capitalisée d’aujourd’hui. Et les quelques manifestants qui mettent d’abord en avant leur appartenance à une communauté religieuse, avec des pancartes disant « je suis musulman » ou bien « je suis juif » n’échappent pas eux non plus à la particularisation ; laquelle se trouve d’ailleurs redoublée lorsque certains ajoutent à leur référence communautaire première : « ... et je suis aussi Charlie ».
Toujours située dans la même dimension égocentriste et particulariste, le slogan dominant a, bien sûr, aussitôt engendré son double, sa face antinomique, sa réaction de contre-dépendance avec le « je ne suis pas Charlie ». Face simplement et seulement antinomique, car celle-ci reste dans le même registre que la première en conjuguant le verbe être à la première personne du présent de l’indicatif.
Dans les deux cas, de quel sujet s’agit-il, au juste ? Quel est le sujet de l’attribut « Charlie » ? S’agit-il d’ailleurs d’un « sujet » ? Existe-t-il encore un sujet qui, aujourd’hui, puisse affirmer sa substance historique, au sens hégélien ? Ce « je » peut-il être entendu comme un « sujet social » ? Certainement pas. En résumé, disons pourquoi.
Il y a maintenant vingt ans, à la revue Temps critiques, nous nous sommes efforcés d’analyser les effets du vaste processus d’individualisation et de particularisation des rapports sociaux après les bouleversements politiques et anthropologiques de la fin des années 1960. Dans le triptyque Individu/sujet/subjectivité nous avons mis en évidence le délitement de l’ancien sujet historique de la modernité : le bourgeois et sa classe sociale [10] ainsi que l’épuisement de la dialectique des classes lequel a engendré un vaste processus d’individualisation ; une particularisation de l’ancien sujet historique en autant de subjectivités et d’intersubjectivités multiples. Le « je suis Charlie » échapperait-il, ne serait-ce qu’à la faveur d’une émotion collective, à cette tendance dominante ? Pas si sûr.
Dans cette perspective, le « je suis » qui n’implique aucun « nous sommes », s’énonce comme la voix meurtrie et chargée d’empathie d’un individu particularisé, segmenté, subjectivisé ; un individu certes social mais dont la communauté de référence est très incertaine, variable, ambivalente. De plus, ce « je » n’est pas non plus un « moi » (ego) puisqu’il ne contient ni défense narcissique ni affirmation identitaire. C’est l’individu social qui dit sa présence dans l’événement ; un individu sans individualité à qui il est impossible de s’affirmer comme sujet historique [11]. D’où notre titre : « l’impossible sujet Charlie ».
Si l’on s’en tient à considérer l’attribut du sujet dans la phrase du slogan, le signifié « Charlie » se limite d’abord à un groupe de quelques journalistes libertaires, eux aussi particularisés et atomisés que certains vont vite nommer « Les Charlies ». On passe alors à un contenu social, à une représentation d’un collectif en lutte, d’une communauté d’engagements, d’une solidarité, d’une proximité intellectuelle ou affective, etc. C’est l’individu-social-Charlie. En ce sens on peut avancer qu’il y a bien eu dans le moment-Charlie, une activation de la tension entre l’individu et la communauté humaine. (cf. Chapitre suivant « La tendance vers la communauté »),
Mais cette désignation « Les Charlies » est-elle équivalente à celle qui, à partir des années 1970 va nommer les collectifs ouvriers en luttes défensives contre les restructurations et les suppressions massives de force de travail ? On se souvient « des Lip », en 1973, au moment de la grève à tendance autogestionnaire des ouvriers de l’entreprise d’horlogerie. Par la suite, c’est au substantif pluriel qu’on parlera des collectifs ouvriers en luttes défensives contre leur licenciement (« Les Conti », « Les Michelin », etc.).
« Charlie » ne relève pas ici de cette référence à la communauté de travail ; mais il ne relève pas non plus de la communauté citoyenne. Il s’agit davantage d’un rapport individuel à une mémoire, à une histoire (française) de l’irrévérence, de l’impertinence, de la liberté d’expression ; autant de « valeurs » supposées partagées par le plus grand nombre car toutes issues de la Révolution française. «
L’irréligiosité fait aussi partie de ces valeurs mais elle reste minoritaire, comme elle l’a d’ailleurs toujours été, en France, depuis la révolution. Car la critique de la religion que contiennent aujourd’hui des caricatures de Charlie Hebdo n’a de portée que visuelle, graphique (un « visuel » comme on dit dans la com.) et non plus théorique ou imaginaire. C’est une caricature de la critique de la religion. On assiste à un affaiblissement de « l’emprise de l’imaginaire » nous dit une correspondante.
Quelques rares commentateurs de l’événement ont souligné le décalage des caricatures irréligieuses de Charlie avec l’époque actuelle. Mais il n’y ont vu qu’une différence dans la répression étatique du délit d’opinion. Ce n’est pas le cas avec les caricatures de Charlie aujourd’hui. Nous préférons y voir l’épuisement politique des anciennes critiques de la religion dans la société bourgeoise qui ne trouvent plus guère d’opportunité pour se déclarer dans la société capitalisée. On a bien accusé récemment les catholiques de vouloir remettre en cause la loi sur l’avortement ou de se cacher derrière les manifestants de la « manif pour tous », mais c’est très abusif et réducteur. Là aussi l’institution religieuse — comme tant d’autres de l’État-nation et de l’ancienne société bourgeoise — a du plomb dans l’aile et la tendance au « conservatisme des valeurs » est beaucoup plus large que chrétien puisque, comme on le sait, il traverse largement la gauche laïque et républicaine.
En effet, peut-on, au XXIe siècle, après l’échec de tant de « révolutions » se référant au matérialisme, manier l’irréligiosité comme le faisaient les Libertins du XVIIIe siècle ou les anticléricaux du XIXe ; c’est-à-dire avec des formes devenues caduques de la critique de la religion chrétienne lorsque celle-ci était la seule institution religieuse dominante et répressive ?
Dans la société bourgeoise, les religions chrétiennes, catholiques et réformées, constituaient une médiation centrale dans les contradictions sociales et notamment dans la neutralisation des luttes de classe. D’abord et avant tout religion des propriétaires, catholicisme et protestantisme — chacune avec leurs croyances et leurs modes d’action singuliers — opéraient comme un puissant régulateur social des « classes dangereuses », phénomène encore plus accentué dans des pays comme l’Italie et l’Espagne. Ce n’est plus le cas aujourd’hui [12] où l’islam tend à devenir l’opérateur de contrôle social et mental qui, pour les pouvoirs politiques, serait le plus approprié à l’encadrement des milieux « sensibles » et des populations en déshérence ; ceci dans les pays où il n’est pas religion d’État.
Dire ici que la toujours nécessaire critique de la religion ne doit pas se tromper d’époque c’est tenir compte de ses échecs successifs et répétés, aussi bien dans le stalinisme et les nationalismes que dans le consumérisme social-libéral ou l’autonomisme gaucho-libertaire.
Bien que n’ayant pas été absentes, loin s’en faut, de l’histoire des luttes de classe, ce n’est pas avec des caricatures que le mouvement ouvrier révolutionnaire avait tenté de dissoudre les religions. Il le fit davantage en cherchant à transformer les modes de vie et les rapports sociaux ; en essayant de réaliser sur terre la communauté humaine puisque, avec Marx, ils affirmaient : « l’être humain est la véritable communauté des hommes » (Gloses critiques ... 1844).
Cet archaïsme de Charlie explique en partie ses baisses de tirage et son peu d’ancrage dans les nouvelles générations. D’autant qu’il est redoublé par un autre archaïsme qui est celui de la critique du « beauf », une critique typique de l’époque des « libérations » des années 1960-70, mais qui porte peu désormais quand les classes populaires paysannes et ouvrières ont perdu toute identité et ont été laminées politiquement et culturellement par la révolution du capital. Ce sont les « branchés », les « bobos » et non plus les « beaufs » qui sont aujourd’hui majoritaires ou du moins qui sont les plus visibles et même s’ils ont été très portés à manifester leur réprobation puisqu’ils sont libéraux et ouverts, on peut penser qu’ils ne sont pas non plus très concernés par le combat des fondateurs de Charlie [13].
Beaucoup de choses ont déjà été écrites sur les divers sens qui peuvent être attribués au signifiant Charlie du slogan « je suis Charlie », mais bien peu l’ont été sur le « je suis ».
Bien sûr et avec raison, l’accent a d’abord été mis sur l’intensité du choc psychique reçu par les témoins des tueries et les habitants du voisinage. Mais l’onde de choc s’est répandue dans tout le pays et même dans le monde. Les ressentis à ce choc remplissent les conversations. Le « je » de Charlie est d’abord un individu meurtri qui parle de ses affects. Mettre des mots sur les émotions et les traumatismes fut le conseil donné par les psychologues et les services de secours. L’individu-Charlie est compatissant, il se démarque de ceux que laissent « indifférents » la mort d’un policier ou de ceux qui se sentent « étrangers » aux actes des jihadistes. Notre correspondante donne à la nomination une portée qui va bien au-delà d’une fonction thérapeutique. Elle voit dans cette détermination à se nommer, à se rassembler, à se reconnaître, à défiler en portant le nom je suis Charlie « un soulèvement collectif imprévisible d’auto-nomination ». Ce nom collectif qui est le contraire d’un mot d’ordre puisqu’il n’a été préparé ni imposé par aucune autorité ou institution. Elle le donne comme une « respiration de liberté, défi à la mort – à la peur de la mort ». Même accompagné par le lyrisme de Hugo sur la force du mot, le « je suis Charlie » était-il implicitement porteur d’aussi vastes espérances chez ceux qui le portaient ? Peut-être cela fut-il fugacement présent dans les rassemblements spontanés qui se déroulèrent le soir de la tragédie. Mais on peut en douter au regard de la « marche républicaine » du dimanche 11 janvier.
Porter un nom nouveau, autre, un nom choisi et le partager avec d’autres dans un moment d’émotion collective ne suffit pas à faire de ce rassemblement une commune d’individus libres, créatifs et se riant de la mort. Au-delà du sans lieu de l’utopie, du hors-temps de l’uchronie, les « Charlies » auraient-ils inventé une Cité-du-tout-nommer ? De plus, s’auto-nominer nous laisse toujours dans l’enfermement de l’autoréférence et de l’égogestion.
Une fois les minutes de silence observées (ou inobservées) dire l’indicible du meurtre passe encore par des mots et des noms, mais l’élan initial de la nomination, de la parole imprévue — ce souffle premier que cherche la poésie — se brise vite sur les litanies du nominalisme et sur les fadaises de la prose du monde.
La tendance vers la communauté
Au premier regard et si on parle en termes de sens vers la communauté humaine (et non en terme de communautarisme) pour caractériser les réactions à l’événement, cela apparaît étonnant et à contre-courant puisque notre époque voit resurgir, au niveau extérieur, un retour des différents souverainismes d’État, alors qu’on est en pleine affirmation de la globalisation et de la crise concomitante de la forme État-nation au niveau intérieur, Rechercher le sens d’une communauté humaine peut également sembler aller à contre-courant puisque les références communautaires (de type universalistes) qui participaient de la sédimentation historique, culturelle et politique d’un pays se convertissent en une revendication de soumission aux communautés de références [14] et aux identités.
Or, dans l’intensité de l’émotion du mercredi soir et des jours qui suivirent, il y a bien eu cette dimension communautaire, du moins une sensation de tension vers cette dimension sans aucune intervention de l’État dans un premier temps. Un État qui cherchait même à brouiller les pistes pour éviter que la protestation ne prenne de l’ampleur. Ainsi, fit-il son maximum pour occulter la possibilité d’une coordination des attentats avant de se rendre à l’évidence. Pour les manifestants, il ne s’agissait donc pas d’affirmer une communauté déjà présente ou déjà référencée, nationalisée et identifiée, mais d’exprimer une tension des individus vers la communauté humaine, vers le genre, mais le genre universel, le genre humain, pas le genre des théories du genre.
Cette tension est fragile et instable car son autonomie est très limitée tant qu’elle ne fait que manifester une réaction et qu’elle s’expose soit à une reprise en main politicienne comme la grande messe du dimanche 11 janvier nous en fournit l’exemple, soit que son caractère spontané perdure dans l’immédiatisme d’une adhésion a-critique et consensuelle.
Que cette communauté en général soit ici, à propos de Charlie, une communauté non nationale et même internationale ne signifie pas qu’elle soit déjà communauté humaine. La tendance est limitée par de nombreuses autres tendances comme disait un de nos maîtres théoriques. Ainsi, quand la manifestation de dimanche se met à applaudir la police qui passe alors que le cadavre de Rémi Fraisse est encore chaud, un minimum de mise à distance s’avère nécessaire.
Ce n’est plus l’unité autour des libertés et des principes, mais une unité pour l’unité, une unité fantasmée au-delà des antagonismes sociaux et politiques. De même, quand on cherche un peu vainement à apercevoir une quelconque preuve que la protestation ou la révolte a aussi touché les banlieues [15] ou les quartiers périphériques. La tendance universaliste redevient alors un peu plus abstraite et vient rappeler nos défaites historiques dans les luttes de classes et révoltes historiques précédentes.
Si une tension individu/communauté s’est bien manifestée, reste qu’on a du mal à y percevoir, pour parler en termes dialectiques, le non identique, le négatif, l’élément critique qui transformerait la tension en mouvement vers quelque chose d’autre. L’élément critique est en fait contenu dans une absence, à savoir que, le temps d’une manifestation, on est quelque peu sorti d’une situation dans laquelle l’individu particularisé contemporain ne peut plus compter sur une appartenance sociale liée à son être collectif. Et dans la tension vers la communauté qui s’est manifestée il y a eu aussi comme une délivrance. Une thérapeutique a fonctionné, celle du rassemblement contre la peur et l’affirmation — sereine et parfois joyeuse — de la satisfaction d’être ensemble pour défendre une cause universelle. Il y avait comme une joie de se libérer de cette quasi-obligation aujourd’hui, qui fait que pour exister socialement, l’individu doit annoncer sa référence identitaire à telle ou telle particularité ethnique, culturelle, sexuelle, religieuse, de clan, de réseau, de lobby, de secte, etc. puisque la référence de classe n’est plus possible ou en tout cas n’est plus centrale.
Les luttes revendicatives traditionnelles reposant sur le travail n’étant plus comprises par le pouvoir, les médias et les individus-démocratiques de la société capitalisée, que comme des formes de corporatisme ou de combats archaïques pour ne pas dire réactionnaires, leurs demandes comme leurs aspirations ne sont susceptibles d’être entendues qu’à la condition qu’elles affichent leurs références dans la combinatoire des « goûts », des « choix » et des « chances » qui s’offriraient désormais comme vie à tous les individus. Des vies « privées d’histoire [16] ». Peut-être peut-on alors lire — si on se veut optimiste — les derniers événements comme une tentative de réappropriation d’un temps historique.
Dans cette délivrance, dans cette affirmation de la liberté d’expression, s’exprime aussi un changement d’attitude vis-à-vis des religions. Nous avons dit plus haut que l’ancienne critique des religions s’épuisait, mais une nouvelle réaction s’amorce qui n’est pas seulement d’ordre critique mais contient aussi des éléments émotionnels et réactionnels contre ce qui apparaît comme un débordement de la laïcité par la confusion de plus en plus grande qui est faite aujourd’hui entre public et privé. En cela d’ailleurs, ces religions ne sont pas archaïques. Revisitées par les particularismes, elles sont néo-modernes car elles mettent en pratique, dans leur domaine propre, le mot-d’ordre « le privé est politique ».
Mais il est évident que c’est l’Islam et surtout ses formes salafistes qui n’ont aucun mal à se glisser dans les nouvelles pratiques politiques des identités pour finalement s’affirmer comme un possible débouché politique, mais qui s’exprimerait en dehors du jeu politique démocratique. C’est d’ailleurs ce qui peut attirer des jeunes dégoûtés par la politique politicarde ou qui sont, de fait ou de droit, mis hors-jeu de celle-ci. Les autres religions suivent le mouvement, mais un mouvement qui ne leur est plus naturel puisqu’elles se sont précédemment moulées dans la modernité, se sont adaptées progressivement et se sont au contraire privatisées. Elles sont donc obligées de forcer le ton pour ne pas rester à l’écart (remises en cause des lois sur l’avortement comme en Espagne, réactions contre le mariage homosexuel).
Par exemple, l’Église catholique, en dehors de tout fondamentalisme, cherche à reprendre pied si ce n’est par un retour de la foi, du moins par une participation plus grande aux « débats de société ». Et force est de constater, à l’intérieur de cet aspect général d’évolutions des pratiques des religions, une réaction particulière vis-à-vis de la religion musulmane parce que, dans sa variante salafiste, elle apparaît comme sortant du cadre privé d’exercice des pratiques religieuses défini par les principes de laïcité et qu’en défendant une identité politico-religieuse axée sur des revendications clivantes (tenue vestimentaire, nourriture halal, mariages intra-communautaires, observance stricte des rituels, etc.) elle semble redoubler, pour ne pas dire surenchérir, sur la tendance à la relégation dans les quartiers où se fait particulièrement sentir l’inessentialisation de la force de travail, la domination masculine et les difficultés de reproduction des rapports sociaux capitalistes.
Toutes les potentialités d’une stigmatisation et d’une assignation identitaire sont alors réunies avec comme conséquence possible une suspicion à l’égard de l’islam et, conséquence de la conséquence, des réactions communautaristes et pour ce qui nous préoccupe ici, l’assimilation de Charlie à un journal « islamophobe », ce qu’il n’est certes pas, puisque son objet, entre autres est la critique de toutes les religions.
Mais là encore cette tendance anticléricale dont Charlie hebdo restait un bon représentant n’est pas, loin s’en faut, unanime ni partagée. La majorité des individus-démocratiques (l’opinion publique) et l’État, en accord d’ailleurs avec le principe de libre expression, défendent plutôt la ligne selon laquelle toutes les religions sont acceptables (y compris la laïque) à partir du moment où elles restent modérées et qu’elles peuvent toutes être rapportées à un principe de paix, en dehors donc de ce qu’elles ont été et de ce qu’elles ont fait au cours de l’Histoire.
La religion chrétienne est ainsi lavée des guerres de religion, de l’inquisition, du colonialisme et l’Islam de la conquête et de l’esclavagisme pour être présentée comme une religion de paix. Le djihad devient un comportement de foi individuelle, le reste ne serait que du fanatisme sans rapport avec les textes sacrés. Il suffirait alors de séparer le bon grain de l’ivraie pour ouvrir vers une société vraiment multiculturelle et respectueuse de chacun … dans son identité ! C’est ce à quoi s’essaient la plupart des pouvoirs publics ou privés en défendant à la fois Charlie … et les intérêts des représentants des différentes Églises ce qui les amène à un constant grand écart qui frise l’hypocrisie et en même temps explique l’histoire des différentes mesures prises contre Hara-Kiri puis Charlie. Il faut alors bien reconnaître que la position la plus cohérente, même si c’est la plus choquante pour nous, se trouve chez les médias anglo-saxons qui s’interdisent de présenter la couverture de la nouvelle édition de Charlie.
Quant aux islamo-gauchistes, puisqu’il faut quand même bien les mentionner, ils rajoutent à la confusion en mettant sur le même plan l’enlèvement et le viol de jeunes filles et de femmes par Boko Aram en Afrique et l’activisme des sectes protestantes dans les pays du nouveau monde ; en s’indignant davantage pour des tags sur les mosquées ces derniers jours, que des assassinats de juifs parce que juifs dans l’hypercasher ; et cela en nous resservant le discours sur les pauvres et « l’Islam religion des pauvres » comme si toutes les personnes de culture musulmane [17] étaient comme programmées, à terme, à devenir djihadistes ou fous de Dieu, soit un déterminisme mécaniste idiot intellectuellement, bête politiquement et méprisant moralement.
Deux mots pour terminer :
Le pouvoir ne maîtrise pas tout...Il n’y a pas de « plan du capital »…
Toutefois, rien n’est inscrit dans le marbre comme on a pu le voir avec Valls reculant sur un Patriot act à la française après en avoir annoncé pourtant l’urgence. Comme le rappellent les journaux, la sécurité qui est aujourd’hui régie juridiquement à Bruxelles et Paris, a une marge de manœuvre étroite ; la Commission européenne des libertés étant très vigilante, en bonne libérale/libertaire qu’elle est sur le maintien de la libre circulation, même s’il existe des restrictions au sein de l’espace Schengen. Plus généralement on peut dire qu’elle veut le maintien de l’État de droit en Europe alors que certains États ou fractions politiques penchent pour un État d’exception devant le terrorisme. Cette internationalisation de la justice et des polices n’est d’ailleurs pas complète puisque le secteur des Renseignements n’est pas encore internationalisé et reste de la compétence des États nationaux.
D’une manière générale arrêtons de croire que le pouvoir maîtrise tout quand il passe son temps à enquêter sur les militants de Tarnac d’un côté alors que de l’autre il abandonne la trace d’individus déjà condamnés pour des actes considérés comme relevant du terrorisme ; qu’il laisse prospérer, par facilité, le regroupement communautaire et par contre-coup le recrutement djihadiste en prison ; ou quand il sacrifie le budget de la DGSI au profit de celui de la DGSE. Faute d’ennemi véritablement identifiable comme à l’époque des guerres classiques et des conflits de classes, il est relativement désarmé devant les formes nouvelles que représentent pour lui les guerres asymétriques et les réseaux djihadistes. Et comme il ne peut chasser tous les lièvres à la fois, l’État ne peut qu’opérer des choix arbitraires et budgétaires. En faisant cela il ne procède pas autrement que dans tous les autres secteurs publics (cf. l’école et la réforme des zones prioritaires) : il déshabille Pierre pour habiller Paul au gré d’une gestion de l’État au coup par coup que nous avons noté depuis plus de dix ans dans le cadre du passage de l’État-nation à la forme réseau. Nous le répétons à nouveau : il n’y a pas de « plan du capital » même s’il y a une politique du capital [18].
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