Au-delà de l’horreur qui se déchaîne à Gaza, il est important de méditer les développements qui suivent pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, y compris en France, dans le détournement et l’instrumentalisation de la mémoire de la Shoah par un projet colonial, islamophobe, raciste – et, pourrait-on ajouter, sournoisement antisémite. Car si les musulmans sont victimes d’une vaste chasse aux sorcières, explicitement traités en ennemis de l’intérieur, toujours suspects de terrorisme ou d’antisémitisme, les Juifs se voient pris dans une série d’amalgames encore plus pervers qui les assimile à un État raciste et colonial, et prétend les défendre en confondant l’antisionisme et l’antisémitisme. En France, le discours gouvernemental rattache également les Juifs, de façon pernicieuse et forcée, à la République, à ses symboles et à son idéologie détestable. Il y a quelques semaines, Gérald Darmanin, gardien zélé de l’unanimité pro-israélienne et champion de la répression du soutien à la Palestine (ou finaliste avec l’Allemagne), ne craignait pas d’affirmer que "la haine du flic et la haine du juif se rejoignent". Il y eut quelque timide indignation à gauche, mais pas beaucoup de défenseurs d’Israël, ni de ces hypocrites qui ne traquent l’antisémitisme et le négationnisme (réels ou supposés) qu’à condition de pouvoir les imputer à des Arabes, des musulmans ou des pro-palestiniens, pour rappeler que la déportation et l’extermination des Juifs d’Europe relevaient d’une opération essentiellement policière. Il y a plusieurs autres exemples tout aussi édifiants, qui donnent la mesure de ce que l’assimilation systématique des Juifs au sionisme, à l’État d’Israël et à l’idéologie républicaine autorise désormais. La dernière partie de cet extrait, sur Finkielkraut et ses propos concernant le soulèvement des banlieues de l’automne 2005, permet également de percevoir des continuités avec les politiques et la gouvernementalité françaises, sur des questions apparemment éloignées du contexte israélo-palestinien.
L’auteur Yitzhak Laor est un écrivain, poète et critique littéraire israélien. Il a souvent publié dans le journal israélien de gauche Haaretz. Ces extraits, tous issus du début du livre, sont presque d’un seul tenant - il n’y a pas beaucoup de coupures, toutes signalées par [...]. Nous n’avons rien ajouté à part ce chapô, les notes qui comportent la mention « Note ajoutée » pour des précisions, ainsi que les deux premiers sous-titres ("Un Autre rassurant" et "Précisions biographiques sur l’auteur"). Nous avons aussi mis en gras quelques passages.
Un Autre rassurant
Malgré ses récriminations sur l’hostilité des médias, Israël a la côte en Europe. Non seulement les Israéliens sont très présents dans l’imaginaire occidental, mais les Occidentaux ont pris l’habitude de nous considérer comme une partie d’eux-mêmes, du moins tant que nous sommes ici, au Moyen-Orient, une sorte de dernière version des pieds-noirs.
Cette identification avec « nous » fonctionne mieux encore avec la culture de l’Holocauste, en offrant au nouvel Européen, dans un contexte de « fin de l’Histoire », une meilleure version de sa propre identité face au passé colonial et au présent « post-colonial ». Inquiet devant la masse des musulmans légaux et illégaux, cet Européen a adopté le nouveau Juif comme un Autre rassurant, moderne, ami du progrès, sans barbe, sans papillotes, avec une femme qui ne porte pas de vêtements traditionnels et ne dissimule pas ses cheveux – heureusement, ces nouveaux Juifs n’ont rien à voir avec leurs grands-parents. Bref, cet Autre sympathique est assez similaire au Moi européen, toujours hostile à ceux qui ne lui ressemblent pas, qui ne s’habillent pas comme lui ou qui ne se conforment pas à ses valeurs. [...]
Israël est comme ces périphéries de l’Europe, qui, selon l’idéologie nationale, confèrent à leurs sujets le rôle de « dernier avant-poste » contre « la barbarie non européenne ». Dans l’imaginaire européen, le critère qui permet d’identifier les membres de la communauté occidentale est fondé depuis toujours sur le mur de séparation qui délimite la chrétienté occidentale blanche. Aujourd’hui, le cas le plus connu (et le moins imaginaire d’ailleurs) est celui de l’opposition de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Même les arguments des « libéraux » pour accepter la Turquie s’appuient sur cette démarcation : « il faut encourager l’islam modéré », « là-bas, le hidjab est interdit par la loi », etc. Dans cette géographie rêvée, où se situe Israël, où se situent les Juifs, après l’extermination des Juifs d’Europe ? (Auparavant, comme chacun sait, les Juifs ne faisaient pas partie de l’Occident, en dépit de la nostalgie à la mode pour les Juifs morts.) Israël partie de l’Occident : c’est une position éminemment politique. Mais c’est une illusion que de tracer un trait là où finit Israël et où commence le monde arabe. [...]
En Israël, quelque 60% des Juifs ne sont pas ashkénazes (Juifs d’origine européenne, occidentale). Faut-il en conclure que la majorité des Juifs en Israël ne sont pas des Occidentaux, que la frontière imaginaire doit être tracée entre les ashkénazes et les Juifs orientaux ? Ce serait une erreur, car il s’agirait alors d’une affaire de couleur, ou de lieu de naissance, d’accent, de cuisine, de traditions religieuses [1], selon un mode de pensée racial ou même raciste. Ce que je pense, c’est que la ligne entre Occident et non-Occident, entre Ouest et Est ne passe pas entre les Juifs et les Palestiniens, ni entre les Juifs ashkénazes et les Juifs orientaux, mais qu’elle traverse d’une façon très particulière le peuple juif – peuple ou nation. Nous autres, peuple ou groupe religieux, et même ceux d’entre nous qui venons d’Europe occidentale, n’avons jamais fait partie de l’Occident (chrétien), pas même après la nationalisation qu’a subie le peuple juif. Cette nationalisation n’a pas fait de nous des Occidentaux [2].
Pour faire une analyse de cette ambiguïté des Juifs, il faudrait que des historiens et des philosophes s’emploient à décrire en profondeur l’histoire de la vie des Juifs au cours des deux cents dernières années, depuis l’émancipation. Car même les critères utilisés par les Lumières occidentales pour faire la distinction entre le laïque et le religieux, principe de base des sociétés modernes, sont des critères étrangers à l’histoire des Juifs et ne lui sont pas applicables. Sans parler des lois sur le mariage édictées par l’État, lois non démocratiques qui nous sont imposées à tous (les principales victimes étant les femmes), en faisant cyniquement porter la responsabilité sur les partis religieux, alors qu’elles ne font que servir les intérêts racistes de l’État pour éviter les « mariages mixtes » entre Juifs et non-Juifs (c’est-à-dire Arabes [3]). Plutôt qu’un exemple aussi évident, prenons celui des lois traditionnelles concernant la nourriture : en Israël, 60% des Juifs observent les règles de la cacherout, non seulement en ne mangeant pas de porc mais en respectant tous les autres interdits. Ils le font par choix et non sous une quelconque coertition religieuse. Autre exemple éloquent : 99,9% des gens font circoncire leurs fils et le font comme le prescrit la loi juive, huit jours après la naissance. Pourtant, beaucoup d’entre eux se considèrent comme « laïques », ce qui ne tient pas si l’on se fie aux critères européens de la distinction entre laïques et religieux.
Même la séparation qui semble aller de soi et que les Juifs ont acceptée comme mode de vie en se soumettant à l’impératif (chrétien) d’être « un Juif à la maison, un être humain à l’extérieur [4] » ne correspond pas à la diversité des histoires vécues par les Juifs. Toutes les tentatives de réunir l’ensemble de ces expériences dans le cadre de l’histoire de l’Occident se sont soldées par des échecs.
À travers nous, l’Europe aurait pu se laver de son passé colonial. Elle aurait pu apprendre à tolérer l’islam, objet du plus massif des refus de la laïcité occidentale comme mode de vie. La tragédie, c’est qu’il en est allé tout autrement. Pour des raisons que je détaillerai tout au long du livre, c’est à travers nous que l’Europe a renforcé sa haine de l’islam et des Arabes : notre État, présenté comme héritier des victimes de l’Holocauste (et dont la plupart étaient « très différentes des Européens modernes » et dont on se moquait avec les mêmes mots que ceux que l’on emploie aujourd’hui pour dénigrer les musulmans traditionnalistes), a ouvert la voie au retour du colonial.
Si l’on met de côté la croyance en une « éternité » de Sion, éternité que n’importe quel nationaliste confère à sa nation, si l’on fait abstraction de l’antique aspiration vers Sion, qui n’avait jamais disparu mais ne s’était jamais traduit en acte avant la victoire du sionisme et la nationalisation de la religion juive, si l’on oublie les prières pour la rédemption de Sion, récitées chaque jour par les Juifs religieux, en Israël comme à Brooklyn, à Paris ou au Yémen, on accède alors à la pure logique de la tragédie : le sionisme pensait qu’il allait être possible de résoudre politiquement la question de l’exil des Juifs à l’intérieur de l’Europe – les Juifs comme « Orientaux au sein de l’Occident » - non pas simplement par un exode, ni en partant pour un ailleurs quelconque, mais en allant au plus profond du territoire colonial de l’Europe, en Orient, pas pour en faire partie mais pour devenir « là-bas » les représentants de l’Occident. C’est ce qu’a exposé Herzl, de façon très directe, dans son livre programme, L’État juif. Après avoir décrit sans concession la haine de l’Europe envers les Juifs après l’affaire Dreyfus – haine qu’il tient pour incurable – , il écrit : « Pour l’Europe, nous serons comme un rempart contre l’Asie, nous serons les défenseurs de la culture contre les sauvages. Nos relations avec les nations d’Europe garantiront notre existence en tant qu’État indépendant. [5] » C’est là une prophétie éclairante, même si la violence qu’elle annonce ne s’est pas exercée contre les seuls Palestiniens mais aussi contre les Juifs des pays arabes et musulmans amenés en Israël et contre les Juifs religieux « modernisés » de force pour en faire des « Juifs nouveaux ». Bref, sur le front colonial, les opérations ont porté à l’intérieur comme à l’extérieur.
Pour la plupart des sionistes, surtout au sein de la gauche mais aussi parmi les sionistes religieux, la haine des Juifs était à mettre à la charge des victimes : les Juifs étaient des « parasites », « improductifs », « obscurantistes », « arriérés », en d’autres termes ils n’étaient pas vraiment des êtres humains. Dans la vie traditionnelle des Juifs européens, il y avait quelque chose qui manquait – ce qui voulait dire qu’être normal c’était ressembler aux Occidentaux. Les sionistes ne sont d’ailleurs pas les premiers à avoir capitulé devant l’injonction : « Modernisez-vous. » Celle-ci a commencé à opérer dès le dix-huitième siècle en Europe, chez les savants fondateurs des Lumières juives. Mais la contribution sioniste à la « normalisation » des Juifs (selon les critères occidentaux) a consisté à partir pour l’Orient. Les Juifs colonisés ont cherché à se libérer en devenant colonisateurs. Et ce qui ajoute encore au tragique, c’est que la distance prise avec l’Europe n’a pas résolu le « problème ». Il n’est pas un seul des schismes qui divisent la société israélienne qui ne puisse se lire comme un retour de ce refoulé.
La très grave tension entre ashkénazes et séfarades qu’on observe au quotidien – dans les quartiers, les supermarchés, les cours d’école, les autobus, les hôpitaux – et dans beaucoup de scandales politiques reflète cette tension coloniale non-résolue. Nous étions censés vous moderniser, vous qui, pour votre rédemption, veniez (aviez été amenés) d’Afrique du Nord, du Yémen ou d’Irak. Vous n’étiez pas censés nous rappeler où nous vivons, c’est-à-dire au Moyen-Orient. « Vous avez brisé notre rêve » : telle pourrait être l’expression de la haine envers les Juifs orientaux en Israël (celle des Juifs orientaux vis-à-vis des ashkénazes est bien connue). Mais cette tension ethnique n’est pas la seule : il y a aussi celle qui oppose les ultraorthodoxes au camp « laïque », parfois si violente qu’elle en arrive à employer le ton de l’antisémitisme traditionnel, pour des raisons qui sont presque les mêmes : « Vous [les haredim, les Juifs ultraorthodoxes], vous êtes des parasites arriérés, vous êtes ce que les antisémites disaient de nos pères » [6].
Tout ceci peut s’expliquer par une forme d’identification à un Occident imaginaire, qu’il s’agisse de l’Europe de l’Ouest ou de l’Amérique ou des deux. La culture juive moderne (laïque) est entièrement construite sur cet imaginaire. Même l’Holocauste, si l’on met de côté le rôle politique que l’État d’Israël lui assigne et la part qu’il a prise dans notre idéologie nationale depuis les années 1970, est présenté comme un « accident historique ». En d’autres termes, l’Holocauste – de même que sa métonymie, Auschwitz, lointaine bourgade dans la terre des Slaves – n’appartient pas à l’Europe moderne, n’en est pas le point culminant. Dès lors, on voit comme il est facile de fondre le passé unheimliche de l’Europe avec le mode israélien de voir ou ne pas voir l’Holocauste […]. À l’évidence, le déplacement de Hitler, l’évocation de « nouveaux Hitler » à Bagdad (fréquente en Israël dès avant la première attaque américaine en Irak en 1991), ou à Téhéran de nos jours, ou même parmi les pauvres du ghetto de Gaza, sont d’autres symptômes de notre propre tragédie, de notre incapacité à historiciser notre vie, la condition juive.
[...]
Précisions biographiques sur (et de) l’auteur
J’ai horreur de faire de ma biographie un argument politique. Cet artifice a été utilisé dans trop d’ouvrages peu sincères, avec le présupposé que la vie d’un homme peut servir d’exemple pour celle d’une nation (croyance naïve héritée du dix-neuvième siècle). Je dirai néanmoins que je suis né en Palestine, un mois avant que le pays devienne l’État d’Israël. Ma famille était sioniste : mon père et ma mère voyaient dans le sionisme leur rédemption et leur sécurité. Ils avaient quitté l’Europe à temps. Mon père était un Juif allemand, militant du SPD (parti socialiste allemand), qui travaillait dans une usine de sa ville. Au début de 1933, un membre de sa cellule lui a demandé de ne plus participer aux réunions, parce que ce n’était « pas convenable ». J’ai été élevé dans le mépris du chauvinisme et de toute forme de racisme, toujours comparé au racisme de l’Allemagne nazie. Ma mère, qui venait de Riga, avait fait partie du Bétar, mouvement sioniste de droite. Elle l’avait quitté avant ma naissance, mais son amour profondément sentimental pour « tous les Juifs, d’où qu’ils viennent » (ce qui, dans le jeune État d’Israël, signifait « même les Orientaux ») et son ouverture aux sentiments antireligieux (que nous avions bien intégrés dans les mouvements de jeunesse sioniste au début des années 1960) ont fait partie de mon héritage personnel, si tant est que cela ait quelque importance. Mon grand-père maternel, né en Belgique, avait été caché pendant la guerre dans une ferme flamande. Son père était mort à Auschwitz. La mère de ma femme est une Juive marocaine. Notre langue, celle que nous employons pour crier des slogans dans les manifestations et pour lire les horreurs quotidiennes du colonialisme, est l’hébreu. Le sionisme a fait de nous des membres d’une nation. Mais il se trouve que je ne suis pas seulement le fils de mes parents, je suis aussi le père de mon fils. Que lui dirai-je le jour où il me posera des questions sur le désastre du Moyen-Orient ? Que lui dirai-je quand il me demandera par quelle folie nous nous sommes retrouvés avec du sang sur les mains ? Il faudra bien que je lui explique que les pieds et les poings sont ceux de l’Occident mais que nous, nous sommes les bottes et les coups-de-poing en acier. Et quand il me demandera à qui est tout ce sang répandu, je lui répondrai : je ne peux pas dire, non seulement parce qu’on ne peut pas le savoir par l’odeur, la densité ou la couleur, mais aussi parce qu’il y en a du nôtre et du leur, et pas qu’un peu.
La Shoah nous appartient (à nous, les non-musulmans)
[…]
Le génocide juif fait désormais figure d’événement universel dans la culture occidentale, comme si le récit en avait existé dès l’origine. Pourtant même Hollywood, grand conteur d’histoires devant l’Éternel, n’a rien dit du génocide juif pendant longtemps. Le cinéma hollywoodien a traité de la Seconde Guerre mondiale sous l’angle de la bravoure. Selon les vagues successives de la mode, cela a donné des films de combat, des films d’amour et d’héroïsme, des histoire de prisonniers et d’évasions, des épisodes de la guerre du Pacifique (sans un mot sur Hiroshima et Nagazaki qui viennent en tête dans la logique du déni), et bien sûr des séries télévisées comiques (à partir des années 1970). Seule la série hollywoodienne Holocaust (1979) a largement hérité du style des films de guerre et des séries télévisées sur la Seconde Guerre mondiale. C’est presque en parallèle qu’on a décidé de construire un musée de l’Holocauste à Washington. Mais où donc se cachait le génocide juif depuis la fin de la guerre, quand la mémoire était l’apanage des Juifs rescapés, des antinazis et des autres victimes ? Pendant les décennies de l’après-guerre, le génocide des Juifs est resté là où les vainqueurs de la guerre voulaient qu’il soit : en marge. Raul Hilberg l’explique en ces termes :
« Pour l’Union soviétique, la Grande-Bretagne et les États-Unis, le sauvetage des Juifs n’était pas une priorité. De 1941 à 1945, ces trois pays tournaient toute leur attention vers la guerre, comptabilisant leurs pertes et leurs acquis aux combats, et songeant déjà à leurs sphères d’influence respectives une fois que l’Allemagne aurait capitulé. […] Tout territoire situé derrière les lignes ennemies était analysé avant tout en tant que complexe de production, de mobilisation et d’approvisionnements. Très peu d’autres éléments éveillaient la curiosité des Alliés. La décimation très réelle des populations asservies par l’Allemagne et ses associés était au mieux une source de préoccupation annexe. La même disparité caractérisait la propagande alliée. L’union soviétique donnait plus de publicité aux exploits limités de partisans armés qui harcelaient les Allemands à l’arrière du front qu’aux prisonniers de guerre qui mouraient massivement dans les camps de l’ennemi. Les Alliés occidentaux déversaient plus volontiers leur sympathie sur la clandestinité polonaise qui tentait vainement de libérer Varsovie en 1944 que sur les nombreux jeunes Polonais que l’on fusilla en représailles ou qui dépérissaient dans les camps de concentration [7] ».
L’anéantissement des Juifs « était une réalité [que les Alliés] rejetaient fondamentalement. Ils refusaient de devoir y faire face ».
« Au début de 1944, un rapport détaillé en provenance d’Auschwitz, transmis par la clandestinité polonaise, fut distribué à l’Office des services stratégiques, au département de la Guerre et à la Commission des crimes de guerre des Nations. Dans ces trois cas, on l’enterra. »
Pourquoi ?
« Les Alliés occidentaux ne voulaient pas que leur population croit qu’on faisait la guerre pour délivrer le judaïsme. Rien de devait suggérer ni sous-entendre que les soldats alliés étaient des mercenaires qui se battaient pour la cause des Juifs. On avait déjà assez de mal à expliquer à un Britannique ou un Américain pourquoi on faisait la guerre, à faire clairement comprendre à un Américain pourquoi on la faisait en Europe. Malgré l’accent mis sur « un seul monde », ou le fait qu’aucun homme n’était une île, le Britannique de la rue avait fortement conscience de vivre sur une île, même si celle-ci avait été très menacée pendant une courte période, en 1940. Les Américains, sur leur île nettement plus grande, se trouvaient séparés du conflit par un océan. C’est pourquoi la Grande-Bretagne et les États-Unis menaient une guerre soigneusement contrôlée, minimisant leurs pertes et simplifiant leurs déclarations verbales. Du fait de cette attitude, la libération des Juifs ne serait qu’un sous-produit de la victoire. »
Ces faits sont connus. Ils ont été abondamment commentés dans les milieux juifs, y compris dans le débat public en Israël. Sur ce point, le discours public israélien et juif en général ne recouvre pas exactement le discours occidental qui a évité et évite encore aujourd’hui les questions brûlantes sur le traitement des réfugiés juifs avant et pendant la guerre, sur la marginalisation de l’extermination et sur la grande indifférence vis-à-vis des réfugiés après la guerre (surtout aux États-Unis). Ce qui me gêne dans la façon dont la version israélienne s’est diluée, au cours des dernières décennies, dans le discours de l’Occident sur la Shoah, ce n’est pas tant sa problématique au regard des intérêts de l’État d’Israël, mais plutôt la perte de la dimension concrète de cette tragédie et sa fusion avec une version qui nous est étrangère.
Dans la culture occidentale, le génocide des Juifs fait désormais figure d’histoire qui se raconte depuis toujours. Il semble sortir du néant, mais son récit produit une impression de continuité, comme si on le racontait depuis l’événement lui-même. On ignore les ruptures, on néglige les changements, on ne dit pas pourquoi, « tout à coup nous », avons été victimes d’un génocide. C’est dans la nature de toute idéologie de gommer les ruptures pour insister sur la continuité, mais ce qui gêne ici, c’est la disparition de toute tension, c’est le fait que la continuité de l’histoire juive est étrangère à la façon dont l’histoire se raconte aujourd’hui. Celle-ci est devenue le récit d’une continuité nationale qui commence avec la montée du nazisme, se poursuit avec la guerre contre le nazisme et se termine avec la construction de la mémoire des victimes (juives).
En Europe, la Shoah est devenue l’image de tout ce que l’Europe n’est pas aujourd’hui : le génocide participe de la dictature, de l’intolérance et de la haine d’Israël. Il n’est pas ce que les Européens savent d’eux-mêmes, mais, grâce à lui, ils savent ce qui est le contraire d’eux-mêmes.
Pourquoi justement maintenant ? Pourquoi pas à l’époque, après la défaite des nazis et la création des Nations Unies ? Comment se fait-il qu’au début, le génocide n’était qu’une référence sur laquelle des vainqueurs pouvaient s’accorder, alors qu’aujourd’hui il est devenu le symbole de la Seconde Guerre mondiale tout entière – que ce soit au cinéma, à la télévision, dans les clichés politiques, les programmes scolaires et même dans les célébrations officielles des États ?
Je vais essayer de répondre en partie à cette question : pendant les années de l’unification de l’Europe, le génocide et les Juifs ont servi à la construction d’une identité européenne. Les Européens, qui s’étaient autrefois si bien distanciés du Juif considéré comme un étranger – il n’était pas comme eux, il ne se comportait pas comme eux, il n’était pas des leurs – peuvent aujourd’hui s’empresser de l’aimer, d’abord parce que désormais il leur ressemble, et ensuite parce qu’il n’est plus parmi eux.
[...]
Le pacte faustien
Dans l’imaginaire collectif du monde, Israël est la patrie des rescapés du génocide des Juifs et tous ceux qui critiquent Israël collaborent avec les auteurs de l’extermination du peuple juif. S’il est vrai qu’en Israël, ce langage est celui des gens de droite et que la majorité des Israéliens auraient honte de faire ce genre de comparaison [8], c’est en réalité la rhétorique même de la propagande israélienne. Quand après le massacre de Qibbiyya [9], Ben Gourion a évoqué la Shoah, personne n’a pris cet argument au sérieux. C’est pourtant le raisonnement dont procède l’attitude pro-israélienne des Européens. C’est aussi une façon de présenter les choses qui permet d’éluder certains problèmes politiques actuels de l’Allemagne et de l’Europe occidentale. Reprenons l’exemple allemand. Non seulement l’Allemagne est un bon sujet d’étude pour ce qu’on appelle le « sentiment de culpabilité collectif », mais ce pays a aussi joué un rôle très important dans l’élaboration du statut du Juif comme victime absolue. C’est une démarche qui permet d’annuler la distinction entre le bien et le mal dans le passé génocidaire, et qui autorise ainsi une certaine exploitation politique du passé allemand.
Mais il y a pire. Le samedi 11 septembre 2004, un tabloïd berlinois, le Berliner Zeitung, titerait en une « Jésus est à Berlin ! Encore des places pour le week-end ! » Au centre du journal, un grand titre en lettres rouges courait sur deux pages « Aujourd’hui, Jésus est à Berlin ! » L’intertitre, évidemment rédigé à l’avance, rapportait l’événement au présent : « Plus de 50000 chrétiens prient aujourd’hui à la porte de Brandebourg. » Sous ce titre sur neuf colonnes, figurait une grande photo d’archives en couleurs (sur quatre colonnes) montrant une foule en liesse qui manifestait son enthousiasme en agitant les bras. Mais le comble était un montage grossier : au centre de la photo flottaient deux drapeaux bien visibles, le drapeau allemand portant l’inscription « Jésus est là », et à côté, plus grand et bien déployé, le drapeau israélien bleu et blanc. La photo était légendée : « Les chrétiens se rassemblent pour prier. Aujourd’hui à Berlin, 50000 croyants participent à la Journée de Jésus et prient pour la paix dans le monde. » Dans ce montage, le drapeau israélien était totalement déplacé, non seulement parce qu’en septembre 2004 il ne symbolisait pas vraiment l’aspiration à la paix, mais surtout parce qu’il était révélateur d’autre chose : les médias allemands ne se seraient pas permis d’imaginer l’Allemagne sans y adjoindre la garantie humaniste de la présence de « l’Autre ». Pour les acteurs de la culture allemande parés des atours du bon chrétien, ou pour les libéraux, les verts et les sociaux-démocrates dans une ville où vivent plus de musulmans que dans n’importe quelle autre ville d’Europe, dans une ville qui voit fleurir la propagande néonazie antimusulmane, quoi de plus commode que « l’altérité juive », autrement dit israélienne, précisément à l’occasion d’un rassemblement chrétien ? Le drapeau israélien, comme les rues Yitzhak Rabin et Ben Gourion, comme n’importe quel film israélien, deviennent des symboles où se pense l’identité allemande. Voilà pourquoi il est important que les Français méditent l’exemple allemand. Les débats autour de « l’alliance judéo-chrétienne » s’appuient presque tous sur un passé biaisé. La prétendue tradition judéo-chrétienne ne correspond à rien de concret, c’est une vue de l’esprit que l’on invoque contre l’islam. Dans cette économie de l’imaginaire, le Juif joue le rôle de l’alter ego.
Le « nouvel Israélien » n’est qu’un aspect de ce besoin d’un alter ego. L’Allemagne propose tout un assortiment de folklore juif (ashkénaze). Des expositions sont consacrées aux juifs orthodoxes. Berlin offre en permanence une multitude de spectacles de klezmer ou de musiques et danses hassidiques. En cela, les Allemands diffèrent des autres Européens : ils baignent dans une sorte de philosémitisme inquiétant. Mais ce qui est commun à toute l’Europe occidentale, c’est cet intérêt frénétique pour tout ce qui touche à l’identité. La violence envers l’Autre se cache derrière ce besoin d’un « Autre qui nous ressemble ». C’est ce qui explique l’inflation de la mémoire dans la littérature, à la télévision, au cinéma – une mémoire très éloignée du concret, très loin des victimes encore en vie et de leurs descendants qui vivent cet éloignement comme une rupture. Que représente le passé en Europe ? Depuis l’accord avec le gouvernement de l’Allemagne de l’Ouest sur les réparations, les Israéliens sont devenus les représentants du peuple juif, même si aucun pays n’a encore osé leur reconnaître officiellement cette fonction [10].
L’Allemagne est réunifiée et s’est dotée de son propre passé, le génocide des Juifs qu’elle avait laissé dans l’ombre pendant des années. Désormais, « notre » rôle est de fournir une image de ce que le langage et les concepts de la culture allemande officielle sont toujours incapables de penser : le passé nazi. Pire, ce désir du Juif et de son passé, ce besoin de lui en tant que victime ou de représentant du passé tout entier sont un symptôme de la haine de l’islam qui marque le débat actuel sur la modernité : les musulmans doivent entrer dans la modernité (comme les Juifs autrefois). À eux de faire en sorte d’être des « gens comme tout le monde », c’est-à-dire des Européens. Le non-dit de cette attitude renvoie à celle que l’Occident avait jadis envers les Juifs : vous auriez dû nous ressembler. Il n’y a qu’à voir l’empressement avec lequel les intellectuels libéraux et de gauche invitent les musulmans à s’assimiler. Ils le font sans ciller, sans penser aux papillotes que l’on a tondues sur la tête de nos grands-parents juifs, sans penser à la xénophobie dont ont souffert nos parents. Cette incitation à entrer dans la modernité est inséparable de « notre » rôle de nouveaux Juifs. Je reviendrai sur ce contexte tordu avec Finkielkraut.
[…]
Finkielkraut fait son entrée
Voici ce qu’a déclaré Alain Finkielkraut à propos des émeutes de l’automne 2005 à Dror Mishani et Aurélia Smotriez, journalistes à Haaretz : « Elles sont dirigées contre la France en tant qu’ancienne puissance coloniale, contre la France en tant que pays européen, contre la France et sa tradition judéo-chrétienne. »
Remarquez l’importance de l’alliance judéo-chrétienne dans l’accusation du colonialisme. Sur la tradition judéo-chrétienne, le philosophe poursuit :
« C’est tentant de dire qu’en France, tu es laissé pour compte : « Donnez-moi ceci, donnez-moi cela ! » Mais ça ne marche jamais comme ça pour personne. Ça ne peut pas marcher […] En France, au lieu de s’opposer à son discours [de l’Africain], on accède au contraire à sa demande : on modifie la façon d’enseigner l’histoire coloniale et l’histoire de l’esclavage. Aujourd’hui dans les écoles, on enseigne uniquement les aspects négatifs de cette histoire. On ne dit plus que le projet colonial se proposait aussi d’apporter l’éducation et la culture aux sauvages. On ne parle que de la volonté d’exploiter, de dominer, d’opprimer. […] On ne peut pas mettre la Shoah et l’esclavage sur le même plan sans mentir car [l’esclavage] n’était pas un holocauste. Et [l’Holocauste] n’était pas un crime contre l’humanité parce que ce n’était pas seulement un crime. Il s’agissait de quelque chose d’ambivalent. […] En fait, ce qui place l’Occident à part lorsqu’on parle d’esclavage c’est que c’est lui qui l’a éliminé. L’élimination de l’esclavage est le fait des Européens et des Américains. »
C’est précisément ici, chez lui comme chez d’autres, philosophes, politiciens ou journalistes, que le génocide des Juifs joue son rôle. Que Finkielkraut soit juif est presque accessoire au regard de ce qu’il dit. Pour donner du mordant à ses propos, parce qu’il s’adresse à nous, Juifs, il peut ajouter la biographie de ses parents, mais le point essentiel de ce texte néoconservateur est qu’il met en évidence le fait que les maîtres occidentaux ont besoin du génocide des Juifs pour définir le mal. Le génocide a eu lieu et il est terminé. Mais les autres maux sont toujours là. C’est ici qu’intervient la dimension universelle du génocide des Juifs : il englobe les victimes du colonialisme et de l’esclavage, qui non seulement n’ont jamais reçu de dédommagements, mais n’ont même pas eu l’heur d’être reconnues, précisément parce qu’elles vivent toujours dans des pays pillés, dans des quartiers misérables, sous l’occupation ou l’oppression, des situations qui, elles, n’ont jamais cessé. L’avantage de la Shoah, indépendamment de notre passé, du passé de notre peuple, son grand avantage, c’est qu’elle est terminée. On peut s’en réjouir comme d’un cauchemar qui est derrière nous, et on peut aussi faire la morale à ceux pour qui le drame dure encore, en se demandant d’ailleurs si quelque chose de terrible ne risque pas de leur arriver. Finkielkraut le dit à sa façon :
"Je pense que l’idée généreuse de lutte contre le racisme se transforme monstrueusement en idéologie mensongère. L’antiracisme sera au XXIe siècle ce que le communisme a été au XXe siècle, une source de violence. Aujourd’hui c’est au nom de la lutte contre le racisme que des Juifs sont attaqués : le mur de séparation, le sionisme sont assimilés à du racisme. C’est ce qui se passe en France. Il faut se méfier de l’idéologie de l’antiracisme."
Ces paroles en ont effrayé plus d’un, surtout en Israël. Mais ceux qui ont lu l’essai de Finkielkraut, Au nom de l’Autre, ne doivent pas s’étonner des propos de cet homme. Le sous-titre de l’essai est Réflexions sur l’antisémitisme qui vient. Finkielkraut y pose, entre autres, la même question que celle que je pose au début de ce livre : pourquoi Auschwitz ?
« Avec le temps, le souvenir d’Auschwitz n’a subi aucune érosion ; il s’est, au contraire, incrusté. L’événement qui porte ce nom, écrit justement François Furet « a pris toujours plus de relief comme accompagnement négatif de la conscience démocratique et incarnation du Mal où conduit cette négation ».
C’est ainsi que Finkielkraut, tout en se lamentant sur lui-même comme il sait le faire, distingue d’un côté la démocratie occidentale et son passé unique, Auschwitz, et de l’autre, les continuateurs d’Auschwitz, c’est-à-dire tous les régimes « non-démocratiques ».
« Pourquoi précisément l’Holocauste ? Pourquoi Auschwitz et non d’autres carnages doctrinaux, d’autres œuvres de haine ? Parce que l’homme démocratique, l’homme des droits de l’homme,c’est l’homme quel qu’il soit, n’importe qui, le premier venu, l’homme abstraction faite de ses origines, de son ancrage social, national ou racial. […] C’est d’ailleurs pour cette raison et pas seulement du fait de son engagement dans la guerre contre le nazisme que l’Amérique indemne s’est crue autorisée, comme l’Europe ravagée, à bâtir au cœur de sa capitale un musée de l’Holocauste et à faire de ce musée un point de repère national. [11] »
Dans ce texte, Finkielkraut pose les bases d’un nouveau récit. Les Juifs et leur passé constituent l’unique test de la liberté humaine. Qu’en est-il des Palestiniens ? Qu’en est-il des millions de victimes de l’Amérique démocratique ? Voici ce qu’il écrit : « L’Amérique démocratique et l’Europe démocratique ressourcent leurs principes communs dans la commémoration de la Shoah. [12] »
Il devient alors possible d’accuser quiconque attaque les États-Unis ou Israël à propos de la destruction du peuple palestinien. Il ne s’agit pas véritablement de perpétuer la mémoire du génocide, mais de consolider une nouvelle idéologie de l’exclusion. Désormais, nous, les Juifs, sommes à l’intérieur. Merci à l’Occident chrétien qui nous a accueillis. Ce qu’on lui demandait, ce n’était pas les droits de l’homme, mais le droit d’appartenir à l’élite. Nous pouvons désormais participer à la violation des droits des autres.
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