Un ancien maquisard nous racontait que si aujourd’hui une révolution éclatait, il ne saurait sans doute pas la reconnaître comme telle. C’est un genre similaire de cécité, la lucidité en moins, qui frappe notre époque et ses ’analystes’ figés dans une grille de lecture qui ne sait plus voir la révolte, aveugle à ces éclats, insensible à sa puissance. Le regard doit s’affûter à la meule du présent, desceller les paupières dogmatiques de ce qui a vécu. Les révoltes n’existent pas « encore », elles existent tout court.
Mais parce qu’elles désertent les autoroutes du grand soir, les TGV de LA révolution et les tours de contrôle des partis politiques, elles dessinent une géographie que les vieilles phraséologies ignorent, et dont la langue s’ébauche à fleur d’existence, avec dans la bouche toujours le goût de l’inconnu.
Avec l’ouvrage Constellations, nous avons tenté de déplier cette carte nouvelle et foisonnante, celle d’une génération politique des années 2000 (la nôtre, quel que soit notre âge) qui réinvente ses propres pistes révolutionnaires. Ce ciel-là est parsemé de fêtes sauvages arrachées aux rues pacifiées, de hackers aux prises avec la toile, de savoir-faire regagnés sur la dépossession, ou de tentatives d’organisation politique sans Organisations. Ciel menaçant, que nous entendons bien contribuer à précipiter sur la tête de l’ordre existant.
NOTRE-DAME-DES-LANDES ET VAL SUSA
Nous vivons un temps qui exige que la question révolutionnaire soit reposée depuis les combats en cours, depuis leur force, depuis les victoires qui font bégayer la voie du Progrès, que d’aucuns voudraient linéaire et sans tache. C’est au cœur de ces combats que les mots justes s’énoncent, que les pensées s’élaborent, çà et là ; c’est donc leur écho qu’il convient de répercuter ici. Aux deux extrémités de l’Hexagone, deux luttes - parmi tant d’autres - deux épopées, deux territoires en ébullition parviennent aujourd’hui à agréger des constellations multiples et à les faire consister en foyers indéracinables. Côté Atlantique, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Là-bas, depuis quarante ans, un projet d’aéroport « vert » menace d’atterrir sur 2000 hectares de terres agricoles, bocages et hameaux. À partir de la fin des années 2000, des dizaines de personnes sont venues s’installer sur cette Zone À Défendre à l’appel d’habitants et de paysans qui avaient choisi de résister. Ce sont ces occupants sans droits ni titres que l’opération César d’octobre 2012 a tenté d’expulser avec la plus grande difficulté pendant plusieurs semaines. Le 17 novembre suivant, 40 000 manifestants venaient témoigner leur solidarité en participant à la réoccupation du bocage et à la construction d’un ensemble de nouvelles cabanes.
« Dès lors commença, plus qu’un chantier : une œuvre, une œuvre commune. Tel jour au son d’un duo de saxo et d’accordéon grimpé sur un toit, tel autre sous une pluie battante ; toujours dans la boue et sous les espèces d’une fraternité communicative. Un de ces moments de pur bonheur où l’on pourrait croire qu’un tel déploiement de forces libres est facile et durerait toujours. Pourtant, tout a été accompli sous la pression jamais relâchée des gendarmes, des hélicoptères, des déclarations menaçantes des notables, et dans la conscience que le reste du monde n’avait pas changé, qu’il regorgeait de dispositifs hostiles, braqués contre nous dès lors que nous démontrions par l’exemple que nous n’avions pas besoin d’eux pour nous conduire. […]
Auprès [des édifices de Vinci, constructeur de l’aéroport], quoi de plus frêle que ces assemblages de bois, de paille et d’argile, que nous façonnons : des châteaux de cartes gonflés de sève, de vie, qui ressemblent à nos rêves mais sculptés dans la matière, et que nous défendrons comme on défend sa peau [1]. »
Côté alpin, la lutte No TAV [2] contre le projet de TGV reliant Lyon à Turin fait rage depuis plus d’une dizaine d’années. Le foyer majeur de contestation se situe juste de l’autre côté de la frontière française, dans la vallée occitane [3] de Susa déjà balafrée par l’autoroute du Fréjus. C’est là que les autorités italiennes et européennes tentent de faire démarrer les travaux de forage nécessaires au percement d’un nouveau tunnel. Après une féroce bataille en 2005, la vallée bénéficia de cinq ans de répit. Mais depuis le début de l’année 2011, les porteurs de projet tentent à nouveau de reprendre l’initiative...
« La libre république de la Maddalena a commencé à la fin du mois de mai [2011]. Un jour on apprend que les flics allaient venir dans la nuit pour occuper des terrains. Dans l’après-midi, on organise un débat et on part faire des barricades. La première barricade était à Ramats, et d’autres étaient dressées jusqu’à la centrale électrique. Notre « check-point » se trouvait là. De l’autre côté, la zone barricadée s’étendait jusqu’à Clarea. On était un millier, et toute la nuit on a barricadé. Les flics sont arrivés à minuit, à Clarea, on les a empêchés d’entrer et ils sont partis. Cette nuit-là, on a déclaré la libre république, et on est resté sur place. On avait le bar et le four à pizza, les avocats, les médecins, ainsi qu’un espace multimédia. […] Ça devait ressembler à quelque chose comme la commune d’Oaxaca [4]. Chaque jour on était plus organisé, et ça a duré 45 jours. Les flics ne pouvaient pas entrer, ni l’État, on a fait la même chose que les maquisards, sans les mitraillettes [5]... »
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