Tout bloquer, pour commencer

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Deux textes d’actualité extraits du dernier numéro de Rebetiko.

C’est la belle saison, quand tant de gens se rassemblent
pour célébrer en marchant les rigueurs et les charmes de l’automne. L’arrière-saison prend les devants pour distribuer des fruits longuement mûris dans une attente qui ne fut pas vaine. Les arbres flamboyants
partagent leurs feux avec les plus déterminés des passants, toisant furieusement les politiques d’émondage, dépêchés par les corps constitués, qui haïssent le moindre dépassement. De grands oiseaux suspendent leur départ vers d’autres soleils, pour réchauffer leurs ailes à celui qui naît ici-bas. Le givre éphémère, qui cristallisait quelque image désirable,
sitôt disparue mais inoubliable, se dissipe et laisse place à une vie débordante et joyeuse.

A la belle saison, la rue vivante redécouvre les vertus du sable et de la terre, dès lors que tous ces amoureux de l’automne auront déterré et balancé sans compter les carrés de béton qui les pétrifiaient.

Plus de pétrole mais des idées

« il faut que la France (...) possède l’essence, aussi nécessaire que le sang dans les batailles de demain ». Georges Clémenceau (15 /12 /1917 )

C’est la fin de la Première Guerre Mondiale et la France fait le bilan de sa stratégie. Centralement se pose la question de l’essence, le sang d’une armée nouvelle, de plus en plus mécanisée. Si cette question est posée comme une question de stratégie nationale au début du XXe siècle, c’est dans une perspective principalement militaire, une perspective qui anticipe déjà les possibilités d’une prochaine
guerre. Conçue autour de la solidité d’un réseau de flux et de stockage, cette stratégie
aboutit à une chaîne logistique articulée
autour des ports, des dépôts pétroliers et des liaisons par oléoducs (qui émaillent tout le territoire), ainsi qu’à un contrôle partiel de l’État sur le marché du carburant (limitation distribuerdes jeux de concurrence).
Pourtant, l’après-guerre et le développement économique des Trente Glorieuses imposent à cette stratégie un déplacement du domaine militaire vers celui de l’économie.
Le marché du carburant n’échappera donc pas à l’explosion de la concurrence et verra son réseau fragilisé par son propre développement.
Car si l’ensemble des infrastructures reste parfaitement sous contrôle, le réseau lui n’est pas étanche à une situation de grève dure et surtout à une situation de blocage. Et là où le bât blesse, c’est à la fin de la chaîne, c’est-à-dire la distribution des dépôts vers les stations (distribution par camion citerne).

Bloquer l’approvisionement

Vider les vaisseaux sanguins de l’économie, comme une station-service est vidée de son carburant, comme une voie de chemin de fer est vidée de ses trains.

Avec le ralentissement voire l’arrêt des terminaux
portuaires de Fos et Lavera, ainsi que des 12 raffineries de l’Hexagone, on pourrait se faire peur à peu de frais. Seulement, c’est sans compter les 200 et quelques dépôts de carburants disséminés partout en France, gorgés de millions de litres, en mesure de ralentir l’effectivité d’une pénurie tant qu’ils fonctionnent normalement (sans même parler des stocks stratégiques de l’OTAN détenus dans ces mêmes dépôts). C’est la raison pour laquelle, ce vendredi 15 octobre, les CRS interviennent sur plusieurs de ces sites bloqués par des dizaines ou centaines de manifestants. A Fos-sur-Mer, Bassens en Gironde, Lespinasse près de Toulouse et Cournon dans le Puy-de-Dôme, les blocages sont levés. Mais dans le même temps, les accès à de nouveaux dépôts (Le Mans, Caen, Brest, Rennes, La Rochelle…) sont fermés. D’autres blocus tiennent comme à St-Baussant en Meurthe-et-Moselle. Rien qu’en une demi-journée, ce sont plusieurs millions de litres d’essence qui ne sont pas distribués.

Pourvu que ça dure

Ces blocages n’ont pu voir le jour que grâce à des actions organisées entre différents groupes en lutte. En effet, la poignée de salariés nécessaire au fonctionnement de ces dépôts ne suffit pas à elle seule à en bloquer les accès.
A Donges, dans un des dépôts les plus importants
du Grand Ouest, ce sont des profs, des lycéens mais aussi des ouvriers de la Navale qui se relaient pour tenir le blocage sous la menace d’une intervention des forces de l’ordre. Des liens se tissent entre les Nazairiens mais aussi avec les grévistes de villes avoisinantes.
Tout le monde sent que quelque chose se joue là, comme a pu se jouer quelques années plus tôt, à l’occasion du mouvement contre le CPE, l’idée d’un dépassement, d’un débordement des cadres de la lutte.

Rappelez-vous au printemps 2006, après deux mois de blocages et d’occupations dans les rues et les universités, le mouvement commençait
à trouver une nouvelle respiration, celle du blocage des flux. C’est au moment où les grévistes parvenaient dans plusieurs villes à organiser la paralysie totale des rocades que le gouvernement a abandonné sa réforme, mettant un terme à un mouvement qui promettait
de devenir incontrôlable.
Depuis le mois d’octobre, quelques jours auront suffi à ce que se multiplient dans les assemblées de lutte et les intersyndicales les appels au blocage du pays.
Les dépôts pétroliers d’aujourd’hui sont les rocades d’hier, pourvu que ça ne s’arrête pas là.

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Grève générale à Barcelone : On ferme tout !

Barcelone, ville-chantier indomptée, où s’entrecroisent encore jusque dans l’hypercentre, les allées des riches et des touristes et les dédales de la « penâ », voit encore régulièrement ses rues déborder, que ce soit pour les victoires du barça, l’expulsion d’un squat ou les multiples fêtes de quartier.
Ce qui s’est joué d’inspirant le 29 septembre dernier et ce qui inquiète de l’autre coté de la barricade, tient sûrement à la capacité de trouver des espaces de convergence et des stratégies communes entre différentes forces politiques, tout en maintenant la force issue de ce qui s’enracine au quotidien dans les luttes de quartiers.

Samedi 25 septembre à Barcelone, c’est la Merce, la fête officielle, vitrine culturelle
de la mairie. Alors qu’une manifestation
de 2000 personnes déboule jusqu’au bâtiment de l’ex-Banque Nationale de crédit d’Espagne qui domine la place avec sa tour de 12 étages, deux immenses banderoles sont déployées sur la façade : « Les banques nous asphixient, les patrons nous exploitent, les politiciens nous mentent, l’UGT et la CCOO [les grosses centrales syndicales locales] nous vendent. A la mierda ! » et « ceci est une invitation
à lutter ensemble. Grève sociale et sauvage
 ». La Banco de credito (vite rebaptisée Banco Descredito) est envahie et occupée par plusieurs centaines de personnes. L’objectif annoncé par « l’assemblea de Barcelona » [1] est d’en faire un centre de convergence pour la grève générale du 29 septembre.

En Espagne, la menace d’une banqueroute à la grecque sert de prétexte au gouvernement socialiste pour une grande « reforma laboral » (reforme du travail). Les boulots sont déjà de plus en plus précaires et les fins de mois douloureuses,
malgré les solidarités de voisinage qui aident à la débrouille, aux arrangements illicites et aux petits piratages. L’Espagne a beau avoir remporté le Mundial, la colère gronde et les deux centrales syndicales se sont vues contraintes de lancer la première grève générale du pays depuis 2002, mais à reculons
et avec un slogan du genre « oui, mais pas comme ça » pour ne pas trop heurter leurs alliés socialistes au pouvoir.

L’occupation de la Banque désaffectée, (édifice qui fut pris d’assaut par les antifranquistes le premier jour de la révolution espagnole de 1936), va fonctionner comme une incroyable caisse de résonnance pour une « grève anticapitaliste
et sauvage ». Une énergie grisante sort du bâtiment, du fait de tenir ça, au coeur de la bête, de survoler la ville depuis les tours et balcons, de narguer les autorités qui ne peuvent pas prendre le risque de gâcher la fête officielle en tentant le diable par une intervention policière immédiate. Alors que les caméras des médias et de la police observent
le bâtiment en permanence, l’occupation et la grève sont relayées dans les quartiers par des milliers d’exemplaires d’un journal, des assemblées, des sites web, des tags qui couvrent les murs de la ville ; par le bouche à oreille et la rumeur : « alors c’est vrai vous avez pris la banque ! »... A l’intérieur du bâtiment,
des assemblées de plusieurs centaines de personnes se tiennent jusque tard dans la nuit pour préparer la résistance en cas d’expulsion,
organiser la bouffe et l’aménagement, proposer des ateliers et des projections, et surtout pour construire les convergences possibles
sur la journée du 29.

De ce côté-ci des Pyrénées, les grandes journées
de grève unitaire sont plus rares qu’en France, mais l’idée de « grève générale » est prise au pied de la lettre. Il s’agit bel et bien de « tout fermer » dès l’aube par l’action d’une multitude de petits groupes et de cortèges. Une carte de Barcelone de 5x5m collée à l’intérieur
de la Banque, couverte de petits cartons rouges, liste les multiples piquets annoncés dans chaque quartier.

Lors de l’assemblée du lundi 27, le ton est clairement à l’offensive : un chauffeur de bus annonce qu’avec ses camarades ils tiennent le dépôt et que les gens peuvent concentrer leur force sur d’autres secteurs, des retraités viennent partager leur rage et leur envie que ça parte, d’autres reviennent sur les soulèvements
qui ont marqué le passé de la ville, tandis qu’un vieux philosophe disserte sur la stratégie de l’eau et du feu. Un consensus se dessine autour de la volonté de se retrouver
à la mi-journée pour prendre la Rambla (artère touristique principale de la ville) et fermer
les bâtiments-symboles comme le Corte Ingles (les galeries Lafayettes locales). On a beau savoir que les petites oreilles policières relaieront et feront tout pour l’empêcher, la vibration de l’assemblée permet de sentir l’état d’esprit et de présager de la force collective.
Dès le 28 à minuit la fête commence, des groupes déambulent dans les quartiers et ferment
les portes des entreprises et les magasins avec de la glu ou de la soudure à froid, font des concerts de casseroles, repeignent les murs.... A l’aube, plusieurs grands axes de la ville sont obstrués par des barricades de pneus enflammés.

Puis, tout au long de la matinée, des piquets plus statiques, en partie organisés par des centrales syndicales, bloquent les centres commerciaux et les grosses entreprises, tandis
que divers cortèges itinérants, regroupant de quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes, ferment les magasins sous les nombreux encouragements qui viennent des fenêtres et des trottoirs.
A 13h, les cortèges convergent devant la banque occupée. Dans un premier temps, la Rambla est évidemment bloquée par des forces anti-émeutes, mais c’est sans compter sur la folle énergie qui émane du lieu et la sensation grisante de tenir une bonne partie de la ville depuis le matin : l’objectif, c’est de reprendre le centre-ville aux boutiques et aux touristes. Ça part vite dans tous les sens, une voiture de police crame, la quasi-totalité du mobilier urbain finit en travers de la chaussée et les camions de flics tournent dans tous les sens comme des abeilles désorientées. Si bien que finalement, la ligne de casques et de boucliers
dégage l’accès à la Rambla, immédiatement
investie par un cortège qui se reforme pour l’occasion et s’en va fermer et attaquer les boutiques de luxe, plein de sourires et d’yeux qui s’écarquillent, sans bien réaliser qu’il est en train de tenir le pari de l’assemblée de la banque occupée.

Les Mossos (la police locale) profitent du désordre pour réaliser l’évacuation du bâtiment.
Pourtant l’énergie reste contagieuse et on continue à tenir la rue jusqu’au soir : alors que ça s’agite dans les quartiers du haut de la ville où un magasin de jean’s se fait piller, et que des volutes de fumées s’élèvent de différents
coins, des milliers de personnes se retrouvent au départ des manifs de la CNT et de la CGT (de tendance anarcho-syndicaliste) et mettent le feu devant le siège de la Patronale (le medef local qui fut le siège de la CNT de 36 à 39) au milieu de danses et de rythmes de samba. Un moment de grâce qui dure, où l’on discute, encourage, attaque et où la communauté
des gestes et la diversité des âges et des accoutrements manifestent combien la « grève générale et sauvage » a pris au-delà des espérances. En début de soirée, la manifestation
des centrales syndicales démarre à son tour et ce sont des travailleurs estampillés de l’UGT qui finissent comme par contagion par attaquer le Corte Ingles à coups de barres de fer, sous les applaudissements de la foule. A la nuit tombée, on croise deux gamines qui continuent avec discrétion à mettre le feu impunément aux poubelles de la plaça de Catalunya au milieu des piquets de police.

A l’issue de cette journée, les centrales syndicales
se sont empressées de négocier l’application
de la réforme avec leurs complices du gouvernement. Mais au-delà de l’absence de perspectives immédiates, et malgré les tentatives
de désigner une infime minorité « anti-système » comme responsable des débordements,
la grève générale de Barcelone aura marqué une étape dans la construction d’un mouvement qui a vu converger les luttes de travailleurs et celles de nombreux comités de quartier, alimentées notamment par quelques dizaines d’okupas (centres sociaux autogérés occupés) disséminés dans la ville.

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Notes

[1Qui regroupe des travailleurs, des comités de quartier et des okupas (centres sociaux autogérés occupés).

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