Seulement voilà, rien n’a changé, ou si peu. La critique radicale gagne, certes, énormément de terrain, mais les pratiques individuelles n’enregistrent pas d’inflexions notables de même que les organisations militantes n’enregistrent pas de hausse spectaculaire de leurs adhérents. Le renversement de l’ordre social est donc en suspens, comme si la remise en cause du système capitaliste ne pouvait dépasser le stade de la critique.
La plupart du temps deux arguments sont mis à profit pour expliquer cela : 1- l’absence crédible d’alternative à grande échelle au capitalisme et 2- le discrédit notable qu’engendre la classe politique dans son ensemble. On peut en rajouter un troisième : le rapport ambigu que « l’esprit de contestation » entretient avec « l’esprit de marché ».
Fernand Pelloutier nous l’apprend : « Pour avoir la conscience du bonheur il faut d’abord connaitre la science de son malheur », Serge Halimi complète : « La lucidité est une forme de résistance ». Le savoir est une arme, l’acquérir permet de comprendre la logique mécanique de l’exploitation, des hiérarchies et de l’origine de l’ordre social. L’on peut, en sachant cela, au pire y collaborer, au mieux critiquer pour, enfin, s’unir et briser les rouages du système. Le savoir critique est donc émancipateur de celui qui l’acquiert. Mais quels usages en font ceux qui le possèdent ?
Les rassemblements massifs de la fête de l’humanité, de Millau, du Larzac ou de Porto Allegre visent à une optique d’élargissement des points de vues, d’échanges contribuant à l’éducation politique des classes moyennes et de prise de conscience quant au fonctionnement de la machine capitaliste. Mais cela se passe dans un cadre festif, on y va aussi pour s’amuser, faire la fête, au milieu de marchands de journaux, de militants de la légalisation de la marijuana et autres vendeurs de souvenirs.
Beaucoup y critiquent "la foire à la contestation". Ainsi le savoir est constamment combiné au loisir, y compris au niveau local (salons du livre, cinémas autogérés, librairies engagées, …). Les autorités, signe des temps, les acceptent ou du moins les tolèrent, offrant même des subventions, ravies qu’une telle diversité culturelle pallie leur carence en ce domaine. L’éducation politique depuis 50 ans s’est lentement mais sûrement glissée du travail au loisir, de la grève au souvenir de cette dernière, de la réflexion personnelle à l’assiduité des orateurs médiatiques de la contre-culture.
Outre ces rassemblements à forte résonance médiatique, les mouvements corollaires ne manquent pas de renouveler le genre. De l’armée des clowns en passant par les carrot-mob, des cyclo-nudistes aux barbouilleurs de pubs, la « spécialisation des luttes » atteint ici son paroxysme, sa caractéristique fondamentale étant l’exigence de résultats rapides. Et pour cela, rien de tel que les médias ! De TF1 à Arte en passant par le Nouvel Observateur, les journalistes raffolent de ces performances subversives permettant de mettre en lumière un problème particulier. Ce sont la plupart du temps des « actions coup de poing », des « coups d’éclat », avec comme exemple la bâche publicitaire place Bellecour griffée d’un « non à la pub » sur-dimensionné ou encore les défenseurs de la cause animale projetant du faux sang rue Victor Hugo pour alerter le chaland.
Chaque groupe se caractérise moins par un but politique que par une méthode d’action à but médiatico-politique. Pour le militant l’action sur une durée courte remplace la perspective politique et sociale à long terme car moins contraignante et d’apparence plus efficace. Annoncées par SMS ou sur des sites internet les actions produisent un résultat instantané évalué à l’aune de leur rendement médiatique.
Le système capitaliste, on le sait, est un excellent récupérateur de subversions. Phénix en temps de crise, il parvient de la contestation même à en usurper le fond par la forme pour renaitre de ses cendres. On peut le constater à chaque publicité, les thèmes émancipateurs de mai 68 y sont repris : « Riz-volution dans vos assiettes », « liberté avec les serviettes hygiéniques nono », il y a la reprise des codes et symboles de la contestation par l’industrie de consommation, ce qui a pour résultat l’arrêt même de la contestation pour une illusoire conquête sociale par la consommation.
Tout cela, plusieurs sociologues et autres chercheurs en ont suffisamment parlé pour que je m’y arrête. Seulement si j’en parle, c’est que l’inverse est en train de se produire. La contestation se veut médiatique, doit obtenir des rendements, des résultats sur action et tout cela sur le court terme. Le point positif est qu’elle tranche radicalement avec ces vieilles manifestations grisâtres, mornes et sans-gout pour fédérer un public plus large, mais à quel prix ? Ne bannit-elle pas le temps long mais nécessaire de l’organisation permettant un rapport de force durable ? Effectuer une action en vue de sa médiatisation n’est-ce pas s’assujettir aux médias même ? Peut-on d’ailleurs raisonnablement penser se servir des médias sans s’en retrouver asservi ?
L.Q.
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