Endiguer les compromissions - Intervention d’Albert Lévy à Lyon

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- Notre « justice » traverse une crise profonde dont l’affaire d’Outreau n’est que le pâle reflet. C’est aussi le fonctionnement d’une « justice » complètement inégalitaire qui doit nous interroger.

- A travers cette intervention exemplaire, Albert Lévy nous montre son combat pour la justice, alors procureur à Toulon. Mais d’aucuns sont bien décidés à faire payer à Albert Lévy son refus des compromissions, notamment par un acharnement judiciaire inimaginable à son encontre...

- Soutenons Albert Lévy ! Une rencontre dans ce but à l’initiative du CIRDEL a eu lieu le 24 mai 2006 au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon.


« Les choses pourraient se passer dans un pays... Ici ou là. Mais ce pays c’est assurément la France, à propos de laquelle un procureur de la république avait osé affirmer, sans sourciller, dans son discours de rentrée judiciaire qu’on n’appliquait plus la loi au sud de la Loire... On la négociait ! Le parterre d’officiels, présent ce jour là au palais de justice et bardé de décorations, de titres civils, militaires ou religieux, demeura muet à l’annonce de cette vérité qu’il eut du mal à ingérer avant la réception...


Ce pays où tout peut arriver...
- Le meilleur ! Avec l’affirmation des principes de liberté, d’égalité et de fraternité taillée dans la chair et le sang des justes et pétris dans le sacrifice de leur destin personnel.
- Le pire ! Avec ses compromissions et sa cohorte de connivences malsaines, alimentées d’intrigues forgées dans l’insupportable raison d’Etat et masquant pitoyablement le privilège personnel au détriment du bien commun.

- Existe-t-il encore une ou deux poignées d’humanistes qui ne tordent pas le cou à leurs convictions républicaines pour ne satisfaire que leur dessein personnel ?

- Existe-t-il encore une ou deux poignées « d’illuminés inconscients », mais suffisamment lucides de la servitude volontaire dans laquelle on les a placée, pour endiguer ce pire, réfléchi et élaboré par des despotes, investis tant par la grâce de leur auto-révélation que par la reconnaissance publique, qui n’utilisent les rouages de la démocratie que pour mieux s’en servir et asservir ?

Parmi ces rouages, la justice...

La justice, dans ce pays est rendue dans une ville, qu’il m’a été donné de connaître : c’est Toulon.

Toulon, qui affiche depuis des temps immémoriaux une corruption nichée dans l’inconscient collectif comme une sorte de patrimoine artistique.

Toulon, peu regardante sur les « affaires » qui alimentent plutôt fièrement le folklore local, est paradoxalement jalouse de l’image idyllique qu’elle donne d’elle-même, avec son soleil et ses palmiers... Et quand on arrive dans cette ville, que l’on est magistrat du parquet comme c’est mon cas, on est vite prévenu par une hiérarchie qui ne vous prend pas en traître : « Vous allez savoir beaucoup de choses. Mais ici, ce sont les choses de la vie quotidienne... Forcément souterraine ». Certes, ce n’est pas la vie de tous les gens mais de quelques uns « bien en place ». Une minorité infime, mais influente et d’importance. Celle qui fait et défait les carrières. Vous vous entendez alors dire, comme le parterre d’officiels muets et bien élevés de tout à l’heure, qu’officiellement « il n’ y a pas d’affaires car il n’y a pas de dossiers ». Mais attention : interdiction de déterrer quoi que ce soit, sauf ordre contraire ! Interdiction de mettre au jour ce que tout le monde sait. Et ce tout le monde étant « les magistrats du parquet et de l’instruction ». Les vrais, les initiés... Ceux, qui ont vu, su et tu les compromissions de toutes sortes qui relèvent de la « correctionnelle » ou pire encore. Pour ne pas mettre les mains, là où ça les rend sales !

On requiert alors votre accord tacite - mais un clignement des yeux suffit à rassurer votre interlocuteur - pour pérenniser le silence face à l’existence d’évènements insoupçonnés, qui échappent par tradition locale, à l’information judiciaire.

Mais, on ne sait forcément rien quand on arrive ! Alors, je fais comme les autres. Je ne cherche pas à fâcher et j’entre allègrement dans le jeu de ces confidences feutrées qui finissent par transformer un novice en initié, alors que d’ignorant, vous devenez imperceptiblement duplice pour finir complice.

Moi aussi, j’ai fait comme si je comprenais.

J’en suis au commencement de ma tâche, et lâchement, je pense à m’assurer des faveurs inconnues mais sûrement délicieuses - carrière oblige - d’un hiérarque persuadé de ma bonne et non feinte volonté.

Le problème, avec le temps qui passe et les évènements qui alimentent mon esprit, c’est que j’ai forcément commencé à savoir. Et mes premiers renoncements sont apparus... Et je me suis vu ne rien dire. J’étais volontaire pour ne pas m’exposer par solidarité avec les autres qui savaient...

A Toulon, la compromission de nombres de ses édiles ne nourrit que très rarement et en tout cas, en catimini une presse régionale aseptisée. C’est un peu comme l’air qu’on respire ou l’eau anisée que l’on boit assis confortablement à l’ombre des palmiers. Ca détend l’atmosphère, ça fait rire à gorges déployées et rassérène l’opinion de ceux dont on a définitivement réussi à déniveler l’intelligence, à coup d’actualités « staracadémisées ».

Dans les cafés et dans les bureaux, on en est même à envier la place de celui qui a réussi, dans la plus absolue illégalité, une belle prise. On en félicite sa fortune : « Y a pas eu mort d’homme. C’est une affaire propre. Chapeau ! ». L’homme est assuré d’une belle réelection...

Ni vu ni connu !

- Comment ça, ni vu ni connu ? Mais si on le connaît, c’est le...

- Tais-toi ! Y a un dossier ?

- Je n’en sais rien mais peu importe, il suffit de l’ouvrir...

- Alors, pas de dossier, pas d’affaire...

Une députée, une femme, est morte assassinée...

...L’extrême droite s’est emparée du pouvoir municipal à la surprise surjouée de ses habitants, qui se prétendent, pour la plupart, apolitiques, car comme beaucoup, ils ne sont « ni de gauche, ni de droite ! »

Je suis entré en résistance.

Je ne pouvais plus me taire et accepter de détourner mon regard du miroir qui renvoyait de moi une image floue et méconnaissable. Alors, j’ai parlé et j’ai requis. J’ai usé à l’envi de ma liberté de parole dans l’intérêt de la loi et de ceux pour lesquels la justice devait être enfin rendue.


Où sont les démocrates ?
Tantôt, montrés du doigt, ils se cachent en attendant que ça passe. Leur objectif : s’effacer, disparaître, se mettre en réserve. C’est ce que me rappelait judicieusement le vieux médecin prudent, qui diagnostiquait en moi une maladie singulière, celle de l’antifascisme. Il en avait vu d’autres : « Les périodes troubles - et c’en est une, me disait-il - vous commandent l’ombre, et surtout pas pour résister... Croyez mon expérience, faites-vous oublier mon vieux ! ».


Où sont les démocrates ?
Tantôt, sous la lumière et, diaphanes, ils prennent alors le risque de se singulariser en se forgeant une mentalité d’assiégés. Il n’est guère nécessaire de les dénoncer, on les devine, on les voit. Il n’est pas utile de mettre fin dans l’immédiat à leur résistance, on les ridiculise ces « faiseurs d’opinion » jusqu’à les humilier pour mieux les abattre. Et puisqu’ils ne sont pas comme les autres, on les psychiatrise !

Toulon... Toulon ! Cette métropole irriguée en quelques semaines de l’autoritarisme qui lui sied, malmène les gens dans le quotidien de leur vie. Au travail, en famille, dans leurs occupations culturelles, au tribunal, au commissariat ou dans leur relation avec les administrations. Tel, ce directeur du Théâtre de la Danse et de l’Image, dont les choix artistiques ne sont ni du goût du maire, ni du préfet, qu’on jettera dans les geôles d’une république trahie, avec la collaboration d’un procureur zélé, pour avoir à répondre de la régularité d’une note d’essence de quelques dizaines de francs, au demeurant parfaitement justifiée !

Le mot culture a déchaîné ici de vieilles haines recuites qu’on croyait définitivement disparues. Les revolvers ne sont fort heureusement pas sortis pour cela, mais on y était presque !

Cette ville, dans la république, devrait être imprégnée de ses valeurs, puisqu’elle est par nature, comme les autre cités, préoccupée par le bien être collectif et individuel de ses citoyens. Pourtant, la nation à l’air de n’en avoir cure de laisser à vau-l’eau cette partie d’elle-même livrée au pire ! Comme une sorte de no man’s land décrété hors de la république et zone de non droit depuis des lustres, à l’abord de laquelle on pourrait prévenir l’amateur d’émotions nouvelles : « Attention danger pour la vie » ou « A vos risques et périls » ou bien encore « Jeunes ou vieux... Attention à la contagion ».

Cette ville, dont s’est emparée l’extrême droite, est une première en politique, puisqu’elle est la seule ville de France ainsi conquise par les urnes en 1995, à regrouper en son sein, un appareil d’Etat prêt à l’emploi, à la différence des autres, comme Orange, Marignane ou Vitrolles, ayant eu à souffrir des mêmes affres, mais dont les citoyens pouvaient être assurés de l’appui direct des organes publics d’Etat rattachés aux agglomérations limitrophes restées, quant à elles, dans le giron de la république.

Toulon était devenue pour ces nouveaux vainqueurs un laboratoire. Une sorte d’îlot salutaire pour l’extrême droite, éloignée du « système », comme ils disent, et prête à recevoir la « collaboration » active de tout ce qui fait qu’une cité est politiquement, judiciairement et culturellement républicaine et démocratique.

Les autres, se contenteront, tant bien que mal, de vivre dans cet îlot devenu pour eux parfaitement insalubre en songeant, peut-être, qu’ils n’ont pas été suffisamment persévérants ou trop accommodants pour préserver la démocratie, qui se mérite, force est de le reconnaître, et se gagne chaque jour à l’aune de la vigilance accrue de chacun.

Notre ville - c’est la mienne et celle de mes enfants maintenant - est donc la seule conquise par le Front national, à bénéficier intra muros des attributs de l’Etat avec son exécutif et son préfet hors norme en la personne de Jean-Charles Marchiani, son parlement avec son Conseil général, sa Défense avec son arsenal et ses militaires et enfin l’Autorité judiciaire avec son tribunal de grande instance, son président et le procureur qui vont avec !

L’extrême droite va donc pouvoir distraire, au profit de ses causes et de ses objectifs, l’appareil public d’Etat, à l’insu « du plein gré » de ceux qui nous gouvernent à Paris... C’est la dure loi de la démocratie qui en persuadera plus d’un, que la résistance n’avait guère sa place en la matière et pour qui la cause n’avait que peu d’intérêt. La démocratie s’était exprimée, même si c’était pour le pire des alibis politiques ! Pourtant, cinquante ans plus tôt, on avait eu l’exemple de ces magistrats français, qui, sauf pour l’un d’entre eux, avaient sans scrupule prêté serment de faire allégeance au maréchal...

Le guet de la collusion allait être rapidement franchi par les officiels, au cours des réunions, des manifestations publiques et autres rentrées judiciaires solennelles auxquelles la république aime s’adonner et qui fédèrent habituellement l’ensemble de ses forces vives autour d’un maire chaleureusement honoré.

On n’y peut rien, m’entendrai-je répondre, c’est la loi de la république ! Et nous ne sommes que quelques rares dissidents à refuser ces évidences aux yeux d’une magistrature, nettement tranchée sur le haut de la hiérarchie, aguerrie aux flexions serviles et sourires de circonstance, qui se trouve, comme au garde à vous, pâmée devant un maire ceint de son écharpe tricolore. C’est l’essentiel, l’honneur est sauf !

Alors, dans un premier temps, on répugne en silence dans son coin. On reste à l’écart... On digère à la place des autres et çà ne passe pas. Décidément cette nourriture là, au goût nauséeux, nous reste sur l’estomac. Des collègues nous croisent après les agapes, On ne sait si le visage fermé qu’ils arborent est de l’ordre du reproche qu’ils nous opposent ou significatif d’un commencement du dégoût d’eux-mêmes...

On ne le saura jamais... Ils sont maintenant dans l’oubli, mais j’y pense encore... La plaie n’est pas refermée.

En ville, dans un premier temps, les gens ont le visage figé et glacial des hommes insensibles au combat en faveur du respect des valeurs communes. Ils sont dans la fuite et confrontés à leurs problèmes de tous les jours : ils ne pensent plus qu’à boucler leur fin de mois. Pire encore, certains, animés par la logique du « tout est bon à prendre » face aux effluves de l’obscurantisme, ne trouvent rien à dire à cette promiscuité dont ils s’accommodent. C’est vrai, ce nouvel environnement est de nature à leur trouver un emploi inespéré. Il y a pour eux un créneau à prendre. C’est le cas, entre autres, de ceux qui se laisseront prendre à acquérir, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, leur poste de fonctionnaire municipal auprès d’un cacique frontiste pur et dur...

Au palais et pour d’aucuns, les libertés individuelles ne sont que grossièretés d’intellectuels gauchistes et décadents, inconscients de la valeur des statistiques, de la gestion des flux et de la marge bénéficiaire d’une juridiction.

C’est une majorité silencieuse et duplice forgée dans l’ensemble des rouages sociaux de la cité qui va constituer une force d’appoint indispensable et
indissociable du groupe qui a pris le pouvoir à force de démagogie sur les laissés pour compte, et d’éructations à l’adresse de bouc émissaires, coupables de leur malheur. Ces « silencieux » sont persuadés de n’avoir guère perdu leur liberté, dans leur acceptation de voir le tissu social se désintégrer. Quant à leur dignité, c’est périphérique à leur préoccupation du moment... Ils y penseront plus tard.

Si vous n’êtes pas d’accord, vous êtes sommés, par l’ordre fédérateur qui se dessine, de choisir votre camp, et la délation commence insidieusement... Et dans la fonction publique, d’aucuns fabriquent du renseignement : « qui est qui et qui fait quoi ? ». On fait le tri !

Enfin, on peut dire tout haut, ce qu’on pensait tout bas et libérer ses instincts. C’est une sacrée liberté... Et même si on n’y pensait pas, ça ne coûte plus rien de s’y essayer et de faire comme les autres. Le principal n’est-il pas de choisir le camp du plus fort ? Les tabous de la pensée qui réfrénaient jusqu’alors les écarts de langage, s’estompent peu à peu pour disparaître complètement...

Définitivement ! Ces tabous sont même dénoncés comme autant de contraintes et de verrous insupportables qui permettent dorénavant de forcer le trait à l’histoire : la fausse histoire qui ne serait que mensonges affectant l’humanité - qu’il s’agisse de la shoa et des évènements emblématiques des heures les plus noires de notre pays, sur lesquels le débat historique n’était irrémédiablement plus permis par la conscience collective. L’expression libérée et décomplexée devient une « carte de visite » qui ouvre des portes à ceux qui se trouvent depuis toujours en mal d’images valorisantes. Nul besoin de s’interroger : on pense et on parle pour vous !

C’est les beaufs de comptoirs qui font recette, des journalistes « anti-tout » en mal de scoop, pour des lecteurs en manque d’« ils sont partout ». Des anonymes de tout poil qui savent tout, sur le pourquoi de l’état de la France « à cause de ceux qui n’y foutent rien et qui n’ont rien à y foutre », des types dont les responsabilités diverses, étouffaient dans leurs tripes jusqu’alors, un racisme latent ou épidermique et qui peuvent maintenant exulter sans crainte, la noirceur de leur être et décider au bord d’un zinc, d’une France « purifiée ». Il y a ceux qui peuvent enfin dire « qu’un arabe est un bicot » ou « qu’un noir est un nègre », comme au temps d’une pensée bridée et révolue, où ils affirmaient, l’air entendu « qu’un chat était un chat », sans aucune répulsion d’eux-mêmes.

Je suis triste et consterné. J’ai beau fermer mes oreilles... Tout cela se dit, en ville, ici et là, dans les rues, les bistrots, les cinémas et les salles des pas perdus, où les mots et les diatribes ne se perdent pas pour tout le monde !...

La démocratie pouvait être encore sauvegardée. Il suffisait d’un sursaut pour bousculer cette dérive insupportable du rejet de l’autre. Alors, les gens de bonne volonté réfléchissent et se fédèrent en réseaux citoyens. Ils commencent à se manifester en écrivant, en exprimant leur désarroi d’abord dans les lieux de réunions publiques, ensuite dans les rues, avec d’autres, connus et moins connus, venus de France entière. Tous se rassemblent autour de l’emblématique défense de la culture pour organiser des salons du livre et de la mémoire collective. Ils dénoncent les rapprochements complices entre fonctionnaires, juges ou policiers, qui prêtent leur concours à d’illégitimes protections.

Les risques paraissent circonscrits à l’échelon local mais ils n’ont rien de mineurs car leur propagation n’est guère illusoire. L’histoire à tendance à bégayer. Oui ! J’entends encore aujourd’hui, après toutes ces années passées, de tristes imitateurs clamer « La France, aimez-la ou quittez-la ! ».

On est dans le provisoire !

- Décidément, dans cette ville, le crime n’aura jamais cessé de payer. Lieu quasiment mythique où la république ne cesse d’empiler dos à dos, les hommes dans leur travers les plus pervertis, en mettant la démocratie en péril et en concourant à sa perte.

- Dans ce marigot de tous les dangers et partout ailleurs, aujourd’hui et demain, j’ai décidé de me battre pour que soit rendue à la justice sa mission de défense des libertés, et à défaut d’être autorisé à poursuivre les nantis du crime, j’ai définitivement décidé de refuser de m’en prendre aux plus démunis...

- Dans ce pays, où l’on a dit de moi que j’étais malade d’antifascisme, pour mieux me rompre professionnellement, j’ai résolument décidé de ne plus guérir...
 »

Albert Lévy

P.-S.


Sabiha Ahmine (présidente du CHRD, adjointe au maire de Lyon) nous a transmis l’intégralité de ce témoignage remarquable d’Albert Lévy.

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